Les Grecs ne possédaient pas de mots …
Les Grecs ne possédaient pas de mots pour le bleu. Homère
lui-même devait recourir à de subtiles périphrases pour évo-
quer cette couleur. Pendant des siècles en Occident les hom-
mes n’ont pas nommé le bleu. C’était au temps où la mer et
le ciel rinçaient leurs teintures dans la gorge de curieuses
divinités. On ignorait que les oiseaux qui picoraient dans le
bleu suspendraient des grappes de fruits rouges sur le re-
bord de grandes assiettes en faïence.
L’atelier du peintre
(Toiles de Jean-Luc Bourel)
extrait 5
Présences léguées bien plus loin
que nos bras ne peuvent atteindre,
mots d’aucun langage,
phrases interminables sans verbe ni sujet
chuchotées sur la toile blanche
que prépare dans l’atelier
celui qui délie peu à peu
la conscience ligneuse des forêts.
Un jardin de statues
L’ALTRA FIGURA
(Giulo Paolini)
Tête-à tête mezzo voce :
deux profils de plâtre
contemplent la beauté sévère des gravats
entre grandeur et misère
de ce qui fut en pleine lumière
Jours pliés, secondes pétrifiées
arrangent peu à peu dans le blanc
les restes de la statue mentale.
On dit votre regard énigmatique,
votre mutisme impénétrable,
votre sourire indéchiffrable...
À quoi songez-vous donc,
intrigants rêves de pierre ?
À la rose de Condillac,
aux dimensions du domaine,
aux mathématiques sévères,
où à ces cyclistes d’un autre temps
qui cachent derrière les arbres
leurs rêves de gloire et de feuilles.
À leur pouls bat le temps d’avant le temps.
ICARE PEINTRE
(fragments offerts à Bruegel l’Ancien)
« Soleil rapace, dit l’enfant-oiseau, tes serres
ne sont que des pilleuses de bleu ! »
*
« Je me suis élancé dans le bleu
pour atteindre le jaune et n’ai trouvé
que l’éclat aveuglant du rouge. »
*
Avec mes ailes de géant j’ai voulu frôler
l’or précieux des peintures byzantines
et n’ai saisi que l’effroi et la mort ! »
*
« Ma grande fierté : avoir laissé une page
dans la belle histoire du bleu ! »
Un jardin de statues
VESTALES
L’homme parlait avec des mots enflammés
à la pharmacienne dont la peau nue et désirable
brillait derrière la porte-fenêtre.
Les ampoules de morphine devenaient obscures.
Or dans le jardin le crachin interminable
ruisselait déjà sur les seins des vestales.
Peu à peu la douleur arriverait jusqu’au cyprès.
Statues, suppositions des lointains...
L’hiver vous a passé des gants blancs
pour égorger des oiseaux invisibles.
L’atelier du peintre
(Toiles de Jean-Luc Bourel)
extrait 1
Comment l’espace donne-t-il du temps à ce regard
qui s’épuise dans le bleu ?
Comment retenir ce geste qui désigne
dans le ciel un temps pour l’oiseau,
celui qu’on sent à peine, perdu dans l’esquisse
entre l’arc et la pointe,
plus bleu encore avant de disparaître à jamais
sous le voile froissé du soir qui vient.
L’atelier du peintre
(Toiles de Jean-Luc Bourel)
extrait 4
Ciels bafoués, saturés, dépliés
sur l’horizon avec des pauses indécentes,
ciels de traîne arrachés à ces manteaux élimés
dont les poches regorgent d’étoiles
et de parjures, ciels mais posés derrière
le dos cabossé des anges,
ceux qui basculent sous le bleu
hébétés dans la lenteur.
L’atelier du peintre
(Toiles de Jean-Luc Bourel)
extrait 3
L’étendue et la durée sont-elles
données immédiates de la conscience ?
Comment penser le bleu ?
Comment résoudre la question du Froid
qui fonde, altère et sépare,
si près de nos doigts engourdis
malgré le feu, la fatigue et la faim ?
Signes d’un dieu, désastre des pierres...
L’atelier du peintre
(Toiles de Jean-Luc Bourel)
extrait 2
Le mauve est comme la marée,
il va et vient entre les pierres
et sous la langue dépossédée des vocables.
Le mauve est comme la nuit
avec ses pauses encore froides jusqu’au matin
sur les fermes violettes,
là où sommeillent des bêtes fatiguées,
blessées par tant de ciel.
Le bleu à l’âme
Est-ce le ciel qui contient le bleu comme on détiendrait une évidence
ou bien est-ce le bleu qui s’arroge le ciel comme un don qu’on ne saurait
reprendre ?
Nous n’en aurons jamais fini avec le ciel :
bleu est la couleur de l’éternelle élégie,
celle que déclinent sur tous les modes
ces poètes qui cachent avec peine
leur front blessé sous la ouate des nuages.
Quand le soir dépose sur l’horizon
son décor d’opéra rougeoyant
pour vous le bleu est une couleur déjà ancienne,
beaux oiseaux à la tessiture ensanglantée.