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Citation de enzo92320


la glande du sens

Peu de choses nous sont plus insupportables que l’absence de signification. Nous soupçonnons celui qui se déclare désintéressé de cacher son jeu, et considérons le juste milieu comme un moyen de ne pas se mouiller. On nous lave le cerveau en nous rabâchant que n’avoir pas d’opinion est une lâcheté, et que ne rien vouloir revient à mourir de son vivant. Jésus-Christ exprime bien l’anathème jeté sur le ni… ni… : « Parce que tu es tiède, ni froid, ni bouillant, je te vomirai de ma bouche. » (Apocalypse, 3,16).

Accepter vraiment l’absence de sens est surhumain, parce que nous portons dans le crâne un organe allergique au hasard et à l’inutilité. La nature abhorre le vide, et le cerveau humain a horreur du n’importe quoi. Il lira entre les lignes, il manipulera les données, il se racontera des histoires à dormir debout, il fera tout et son contraire pour que fonction jaillisse.

« Il y a quelque chose dans le hasard — écrit le philosophe russe Alexandre Herzen (1812-1870) —, qui répugne à un esprit libre. Il trouve si offensant de reconnaître sa force irrationnelle, il s’efforce tellement de la surmonter, que, ne trouvant aucune échappatoire, il préfère s’inventer un destin menaçant et s’y soumettre. » Herzen a raison, il y va de notre dignité. Lorsque le parano est amoureux, il lit l’indifférence de sa bien-aimée comme un symptôme d’hostilité : « Elle m’a ignoré toute la soirée, donc elle me déteste. » Lorsque le mégalo est amoureux, il interprète l’indifférence comme une preuve d’affection : « Elle m’a ignoré toute la soirée, donc elle m’aime. » La palette de la paranoïa va du noir — « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi » (Matthieu, 12,30) — au rose — « Celui qui n’est pas contre vous est pour vous » (Luc, 9,50). Suivant la logique du Christ, les Chinois et les Bantous du ier siècle avaient été pour lui parce que, ignorant son existence, ils n’avaient pas été contre lui… C’est là que paranoïa et délire des grandeurs font un.

L’aversion à la neutralité est inscrite dans la langue. De nombreux synonymes du mot « neutre » sont accompagnés de préfixes négatifs non-, dé-, im-, in-, a-. Exemples : non-aligné, désintéressé, détaché, impartial, insouciant, asexué… Tout se passe comme si être aligné, intéressé, attaché, souciant ou sexué allait de soi, alors que le manque d’alignement, d’attachement, d’intérêt poserait problème. La linguistique qualifie le mot « neutre » de marqué, c’est-à-dire que le sens existe par défaut, et « non neutre » de non marqué, c’est-à-dire extra-ordinaire ou peu commun.

Mais la langue a tort : dans la vie, la vraie, c’est l’indifférence qui est la norme et son inverse l’exception. En doutez-vous ? Combien de nouvelles que vous apprenez à la télé vous intéressent-elles vraiment, et combien vous laissent de marbre ? Combien de coïncidences, dont vous vous délectez, ont une quelconque signification, et combien sont le fruit du plus pur des hasards ? De même, dans l’histoire de la nature, c’est l’évolution qui est l’exception et la stase qui est la règle, et sur mille good enough il y a un seul fittest. Pourtant c’est l’anomalie qui nous attire, c’est le rare qui nous reste gravé en mémoire. Notre cerveau a une prédilection marquée pour le sensationnel. Ce biais explique, on s’en souvient, l’élection de la girafe comme icône de la théorie de l’évolution.
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