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Citation de Dorian_Brumerive


Il nous fut impossible de partir le lendemain; et six des Makololos, voulant essayer leurs mousquets, allèrent à la recherche d'un éléphant. Ils rencontrèrent une bande de femelles avec leurs éléphanteaux. Dès que la première de la troupe eut découvert les chasseurs qui se trouvaient sur les rochers, d'où ils la dominaient, elle plaça, avec un instinct vraiment maternel, son petit entre ses jambes de devant, afin de le protéger. "Il faut tous envoyer nos balles à celle-là", cria Mantlanyané. La pauvre bête reçut une volée d'artillerie, et s'enfuit dans la plaine où elle fut achevée par une nouvelle décharge. Quant à l'éléphanteau, il s'échappa et disparut avec les autres.
Nos chasseurs, ivres de joie, dansèrent autour du corps de la reine des forêts en poussant des acclamations, mêlées à des chants de triomphe. Ils prirent la queue, plus un morceau de la trompe, et revinrent au camp, où ils entrèrent le front haut, d'un pas militaire, et se sentant grandis de plusieurs coudées.
La femme de Sandia fut immédiatement informée de leur succès, attendu que, suivant la loi du pays, la moitié de l'éléphant appartient au chef du district où l'animal est tombé. Les Portugais se soumettent toujours à cette loi; fût-elle d'ailleurs de création indigène qu'on ne pourrait guère la taxer d'injustice. Elle fit prévenir son mari, et nous dit qu'il reviendrait bientôt; elle ajouta qu'elle allait envoyer plusieurs de ses gens pour aider nos hommes à dépecer l'animal, et qu'ils recevraient la part que nous voudrions bien leur donner. Nous accompagnâmes nos chasseurs à l'endroit où ils avaient laissé la bête. C'était une belle vallée, couverte de grandes herbes. On trouva l'animal intact : une masse énorme de viande.
Le partage d'un éléphant, en pareil cas, est un spectacle des plus curieux. Les hommes, rangés autour de la bête, gardent un profond silence, tandis que le chef des voyageurs déclare qu'en vertu d'une ancienne coutume, la tête et la jambe de devant, du côté droit, appartiennent à celui qui a tué l'animal, c'est-à-dire qui l'a blessé le premier; que la jambe gauche est à celui qui a fait la seconde blessure, ou qui, le premier, a touché la bête après que celle-ci soit tombée; que le morceau qui entoure l'œil se donne au chef des étrangers; et que certaines parts reviennent aux chefs des feux, c'est-à-dire des différents groupes qui forment le camp. Il recommande surtout de réserver la graisse et les entrailles pour une seconde distribution.
Dès que ce discours est terminé, les indigènes fondent sur la proie en criant, et, s'animant de plus en plus, jettent des clameurs sauvages, tout en découpant la bête avec leurs grandes lances, dont les longues hampes s'agitent dans l'air au-dessus de leurs têtes. Enfin, leur exaltation, plus forte de moment en moment, arrive au comble lorsque la masse énorme est ouverte, ainsi que l'annonce le rugissement des gaz qui s'en échappent. Quelques-uns s'élancent dans le coffre béant, s'y roulent çà et là, dans leur ardeur à saisir la graisse précieuse; tandis que leurs camarades s'éloignent en courant, chargés de viande saignante, la jettent sur l'herbe, et reviennent en chercher d'autre, tous parlant et hurlant sur le ton le plus aigu qu'il leur soit possible d'atteindre. Trois ou quatre, au mépris de toutes les lois, saisissent le même morceau qu'ils se disputent brièvement. De temps à autre s'élève un cri de douleur : un homme, dont la main a reçu un coup de lance d'un ami frénétique, surgit de la masse grouillante qui remplit la bête et qui la recouvre. Il faut alors un morceau d'étoffe, et de bonnes paroles, pour éviter la querelle. Toutefois, l'œuvre continue, et, dans un espace de temps incroyablement court, plusieurs tonnes de viande sont détaillées, et les morceaux rangés en différents tas.
Peu de temps après la division de la bête, arriva Sandia : un vieillard portant une perruque de filasse d'ifé, teinte en noir et d'un lustre brillant. Il avait au cou son mosaméla, qui lui pendait dans le dos, et ressemblait exactement à celui des Égyptiens d'autrefois. Le mosaméla, espèce de petit tabouret en bois sculpté qui sert d'oreiller, s'emporte ordinairement dans les expéditions de chasse, de même que la natte où l'on s'étend pour dormir.
Le chef visita les feux de nos hommes et accepta la viande que ceux-ci lui donnèrent; mais il se réserva de la manger avec ses anciens; il voulait les consulter, ne sachant pas trop s'il devait recevoir la moitié de notre éléphant. Ses ministres ne voyant pas de motif pour se départir de la règle établie, décidèrent qu'il fallait traiter les payeurs blancs sur le même pied que les noirs, et prendre la part qui revenait au trésor.
Sandia revint dans l'après-midi avec ses conseillers; il était accompagné de son épouse et suivi de plusieurs femmes qui apportaient cinq pots de bière; trois dont il nous faisait présent et deux qui étaient à vendre.
Nous eûmes pour nous le pied de la bête, que l'on nous accommoda à la mode du pays. Un grand trou fut creusé dans le sol, on y fit du feu; quand l'intérieur eut le degré de chaleur voulu, on y plaça l'énorme pied, que l'on recouvrit de cendres chaudes, ensuite de terre, et l'on fit sur le tout un bon feu qui brûla toute la nuit. Le lendemain matin, le pied nous fut servi à déjeuner : il était parfait. C'est une masse blanchâtre, un peu gélatineuse, et qui ressemble à de la moelle. Après un repas de pied d'éléphant, il est sage de faire une longue course pour éviter un mouvement de bile.
La trompe et la langue sont aussi de bons morceaux; mises à l'étuvée et cuites à point, elles se rapprochent beaucoup de la langue de bœuf et de la bosse de bison. Tout le reste est coriace et d'un tel fumet que, pour le manger, il faut avoir grand-faim.
La quantité de viande que nos gens consomment en pareille occasion est vraiment prodigieuse. Ils en font bouillir autant qu'il peut en tenir dans leurs marmites, et en avalent jusqu'à ce qu'il leur soit physiquement impossible d'en loger davantage. Vient ensuite une danse tumultueuse, accompagnée de chants de stentors. Dès qu'ils ont secoué le premier service et lavé la sueur et la poussière dont la danse les a revêtus, ils s'occupent du rôti et le font disparaître. Ils se couchent, se relèvent bientôt pour remplir la marmite; et la nuit tout entière se passe à faire bouillir et à manger, à faire rôtir et à dévorer, sans autre intervalle que de courts instants de sommeil.

("Exploration du Zambèze et de ses Affluents")
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