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Citation de Dorian_Brumerive


Je restai là pendant deux jours. Un de mes hommes, nommé Jako, avait déserté avec l'une de mes carabines; j'avais envoyé à sa recherche; il fallait bien l'attendre; j'en profitai pour explorer les bords du lac.
Jako me fut ramené vers la fin du second jour : il expliqua sa disparition en disant qu'un excès de fatigue l'avait fait s'endormir dans les broussailles, à quelques pas de la route. Mais cette halte en pays de famine, halte forcée dont il était cause, ne m'avait pas disposé à la clémence; et pour prévenir chez lui toute velléité de récidive, je fis ajouter Jako à la chaîne des déserteurs.
Nous perdîmes encore deux ânes, dont l'un fut tué par le poids énorme et par le balancement continu de Farquhar. Celui-ci devenait la risée de la caravane par son complet abandon de lui-même et par ses exigences. Il voulait toujours avoir près de lui cinq ou six personnes qu'il invoquait sans cesse en pleurant, comme un enfant malade. Jako avait été son cuisinier; il l'avait rendu stupide à force de le battre; et mes soldats craignaient tellement sa violence, qu'ils n'osaient pas approcher de lui.
Je supportai cette musique pendant une semaine. Si les ânes ne m'avaient pas manqué, je l'aurais supportée plus longtemps; mais avec le petit nombre de mes baudets, avee leur affaiblissement et un pareil cavalier, c'eût été la ruine de l'expédition que de continuer ainsi. Je pensai done qu'il valait mieux pour nous tous, et pour lui-même, que Farquhar fût laissé à quelque bon chef de village, avec de l'étoffe et des grains de verre pour six mois, pendant lesquels il se remettrait plus facilement qu'en route.
En attendant, il mangeait à ma table ainsi que maître Shaw. Le 15 mai, lorsque mes deux convives furent appelés pour déjeuner, ils arrivèrent avec des figures qui ne présageaient rien de bon. Ni l'un ni l'autre ne répondit au "Good morning" que je leur adressai, et leurs visages se détournèrent pour éviter mon regard. L'idée me vint que la conversation qu'ils venaient d'avoir entre eux, et dont j'avais entendu le bruit, avait roulé sur moi. Néanmoins je les priai de s'asseoir, et je dis à Sélim d'apporter le déjeuner. Le menu se composait d'un quartier de chèvre rôti, d'un foie à l'étuvée, d'une demi-douzaine de patates, d'une assiettée de crêpes et d'une tasse de café.
- "Veuillez découper le rôti et servir Farquhar", dis-je à maître Shaw.
- "Cette viande-là ? Bonne pour les chiens !" s'écria celui-ci, avec la dernière insolence.
- "Que dites-vous ?" Iui demandai-je.
- "Je dis que c'est une honte, monsieur", répondit-il en se tournant vers moi, "une véritable honte que la manière dont vous nous traitez. Je dis que vous m'écrasez de fatigue, que nous pensions avoir des ânes et des serviteurs, et qu'au lieu de cela vous me faites marcher tous les jours, en plein soleil, jusqu'à me faire sentir que j'aimerais mieux être en enfer que dans cette expédition damnée; et je voudrais que tous ceux qui en font partie fussent au diable. Voilà ce que je dis, monsieur."
- "Écoutez-moi, Shaw, et vous aussi, Farquhar. Depuis notre départ jusqu'au moment où nous les avons perdus, vous avez eu des ânes. Les serviteurs ne vous ont pas manqué, on a dressé vos tentes, fait votre cuisine, porté vos bagages. Mes repas ont été les vôtres; à cet égard, pas de différence entre vous et moi. Aujourd'hui, les ânes nous manquent; tous ceux de Farquhar sont morts; j'en ai perdu sept, et les autres faiblissent. Il m'a fallu jeter divers objets qui faisaient partie de leur charge. Bientôt il ne m'en restera plus; il faudra les remplacer, louer de nouveaux pagazis : une dépense énorme. Et c'est en face d'un pareil état de choses que vous osez vous plaindre, vous emporter, me maudire à ma propre table ! Rappelez-vous donc le pays où vous êtes, et votre qualité de serviteurs; je ne suis pas votre compagnon."
- "Au diable le..."
Avant qu'il eût fini sa phrase, maître Shaw était par terre.
- "Faut-il continuer la leçon ?" lui demandai-je.
- "Monsieur", répondit Shaw en se relevant, "permettez moi de vous dire : le mieux est que je m'en aille. J'en ai assez et je n'irai pas plus loin. Veuillez me donner mon congé."
- "Oh ! Certainement."
J'appelai Bombay :
- "Cet homme veut partir", lui dis-je. "Pliez sa tente, apportez-moi ses armes; prenez ses effets, et conduisez-le à deux cents mètres du camp où vous le laisserez avec ses bagages."
Peu de temps après, Bombay avait exécuté mes ordres et revenait avee quatre soldats.
- "Maintenant, monsieur", dis-je à mon contremaître, "vous pouvez partir; vous êtes libre."
Il se leva et sortit avec l'escorte.
Après le déjeuner, je démontrai à Farquhar la nécessité d'une marche rapide et le besoin, pour moi, de n'avoir pas d'entraves. Nous allions franchir un désert où l'on ne fait pas de halte; que deviendrait-il si je n'avais pas de monture à lui donner ? Sa maladie pouvait durer longtemps. Ne serait-il pas plus sage de le laisser dans un endroit paisible, sous la protection d'un bon chef, qui, moyennant un prix quelconque, veillerait sur lui jusqu'au moment où il pourrait regagner la côte, avec les gens d'un Arabe ? Il en convint et approuva cette résolution.
L'entretien n'était pas fini, lorsque Bombay reparut en me disant que maître Shaw désirait me parler.
Je me rendis à l'entrée du camp où je trouvai Shaw qui, air confus et plein de repentir, me demanda pardon et me supplia de le reprendre, en m'assurant que désormais je n'aurais aucun reproche à lui faire.
Je lui tendis la main.
- "Cher camarade", lui dis-je, "ne parlons plus de tout cela. Il n'est pas de famille qui n'ait ses querelles; dès que vous m'offrez vos excuses, tout est
fini; soyez-en convaincu".
Le soir, au moment où je commençais à dormir, j'entendis un coup de feu et le sifflement d'une balle qui traversait ma tente à quelques pouces de moi. Je saisis mes revolvers et me précipitai au-dehors.
- "Qui vient de tirer ?" demandai-je aux sentinelles. Tout le monde était debout, chacun plus ou moins ému.
L'un des hommes répondit :
- « C'est Bwana Mdogo, le Petit Maître."
J'allumai une bougie et me dirigeai vers la tente du Bwana.
- "Est-ce vous qui avez tiré, Shaw ?"
Pas de réponse; il paraissait dormir et affectait de ronfler.
- "Shaw ! Shaw ! Est-ce vous qui avez tiré ce coup de feu ?"
- "Moi ?" dit-il en s'éveillant; "Moi ? Un coup de feu ? Je dormais."
Mes yeux tombèrent sur son fusil qui était à côté de lui. Je pris cette arme : le canon était chaud; j'y introduisis le petit doigt et l'en retirai noirci par la poudre.
- "Qu'est-ce que c'est que cela ?" demandai-je au dormeur. "Le fusil est chaud, et les hommes disent que c'est vous qui avez tiré".
- "Ah !... Oui", répondit-il. "Je me rappelle; j'ai rêvé qu'un voleur passait ma porte; et j'ai tiré; c'est vrai, je l'avais oublié. J'ai tiré, mais après ? De quoi s'agit-il ?"
- "De rien", répliquai-je. "Seulement, je vous conseille à l'avenir, pour éviter les soupçons, de ne pas tirer dans ma tente ou dans mon voisinage; je pourrais être blessé; dans ce cas-là, de mauvais rapports ne manqueraient pas de se faire et vous en devinez les conséquences. Bonsoir."
Il ne fut plus question de l'incident; la première fois que j'en ouvris la bouche, ce fut pour le raconter à Livingstone.
- "Il voulait vous tuer !" s'écria celui-ci, donnant un corps à mes soupçons.
Mais quelle stupidité que ce meurtre ! Assurément, s'il m'avait tué, mes hommes l'en auraient puni à l'instant même ; et s'il voulait se défaire de moi, il en aurait eu, pendant la marche, des occasions cent fois meilleures. Je ne peux m'expliquer le fait que par un accès de folie.

("Comment j'ai retrouvé Livingstone")
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