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Citation de Dorian_Brumerive


Trois cents mètres nous séparent encore du village. La foule augmente; on se presse autour de moi. Tout à coup, au milieu des yambos, j'entends dire à ma droite:
- "Good morning, sir !"
Je tourne vivement la tête, cherchant qui a proféré ces paroles; et je vois une figure du plus beau noir, celle d'un homme tout joyeux, portant une longue robe blanche, et coiffé d'un turban de calicot, un morceau de mérikani
autour de sa tête laineuse.
- "Qui diable êtes-vous ?" demandé-je.
- "Je m'appelle Souzi; le domestique du docteur Livingstone", dit-il avec un sourire qui découvrit une double rangée de dents éclatantes.
- "Le docteur est ici ?"
- "Oui, monsieur."
- "Dans le village ?"
- "Oui, monsieur."
- "En êtes-vous sûr ?"
- "Très sûr; je le quitte à l'instant même."
- "Le docteur va bien ?"
- "Non, monsieur."
- "Allez prévenir le docteur."
- "Oui, monsieur."
Et il partit comme une flèche.
Nous étions encore à deux cents pas; la multitude nous empêchait d'avancer. Des Arabes et des Vouangouana écartaient les indigènes pour venir me saluer, car d'après eux j'étais un des leurs.
- "Mais comment avez-vous pu passer ?"
C'était là leur surprise.
Souzi revint bientôt, toujours courant, me prier de lui dire comment on m'appelait. Le docteur, ne voulant pas le croire, lui avait demandé mon nom; et il n'avait su que répondre.
Mais pendant les courses de Souzi, la nouvelle que cette caravane, dont les fusils brûlaient tant de poudre, était bien celle d'un blanc, avait pris de la consistance. Les plus marquants des Arabes du village, Mohammed ben Séli, Séid hen Medjid, Mohammed ben Ghérib, d'autres encore, s'étaient réunis devant la demeure de Livingstone; et ce dernier était venu les rejoindre pour causer de l'événement.
Sur ces entrefaites, la caravane s'arrêta, le Kirangozi en tête, portant sa bannière aussi haut que possible.
- "Je vois le docteur, monsieur", me dit Sélim. "Comme il est vieux !"
Que n'aurais-je pas donné pour avoir un petit coin de désert où, sans être vu, j'aurais pu me livrer à quelque folie : me mordre les mains, faire une culbute, fouetter les arbres; enfin donner cours à la joie qui m'étouffait ! Mon cœur battait à se rompre; mais je ne laissais pas mon visage trahir mon émotion, de peur de nuire à la dignité de ma race.
Prenant alors le parti qui me parut le plus digne, j'écartai la foule, et me dirigeai, entre deux haies de curieux, vers le demi-cercle d'Arabes devant lequel se tenait l'homme à barbe grise.
Tandis que j'avançais lentement, je remarquais sa pâleur et son air de fatigue. Il avait un pantalon gris, un veston rouge et une casquette bleue, à galon d'or fané. J'aurais voulu courir à lui; mais j'étais lâche en présence de cette foule. J'aurais voulu l'embrasser; mais il était anglais, et je ne savais pas comment je serais accueilli.
Je fis donc ce que m'inspiraient la couardise et le faux orgueil : j'approchai d'un pas délibéré, et dis en ôtant mon chapeau :
- "Docteur Livingstone, je présume ?"
- "Oui", répondit-il en soulevant sa casquette, avec un bienveillant sourire.
Nos têtes furent recouvertes, et nos mains se serrèrent.
- "Je remercie Dieu", repris-je, "de ce qu'il m'a permis de vous rencontrer.
- "Je suis heureux", dit-il, "d'être ici pour vous recevoir".
Je me tournai ensuite vers les Arabes, qui m'adressaient leurs yambos, et que le docteur me présenta, chacun par son nom. Puis oubliant la foule, oubliant ceux qui avaient partagé mes périls, je suivis Livingstone.
Il me fit entrer sous sa véranda, simple prolongation de la toiture, et m'invita de la main à prendre le siège dont son expérience du climat d'Afrique lui avait suggéré l'idée : un paillasson posé sur la banquette de terre qui représentait le divan, une peau de chèvre sur le paillasson, et pour dossier, une autre peau de chèvre, clouée à la muraille, afin de se préserver du froid contact du pisé. Je protestai contre l'invitation; mais il ne voulut pas céder; et il fallut obéir.
Nous étions assis tous les deux. Les Arabes se placèrent à notre gauche. En face de nous plus de mille indigènes se pressaient pour nous voir, et commentaient ce fait bizarre de deux hommes blancs se rencontrant à Oujiji, l'un arrivant du Manyéma, ou du couchant, l'autre de l'Ounyanyembé, ce qui était venir de l'est.
L'entretien commença. Quelles furent nos paroles ? Je déclare n'en rien savoir. Des questions réciproques, sans aucun doute.
- "Quel chemin avez-vous pris ?"
- "Où avez-vous été depuis vos dernières lettres ?"
Oui, ce fut notre début, je me le rappelle; mais je ne
saurais dire ni mes réponses, ni les siennes; j'étais trop absorbé. Je me surprenais regardant cet homme merveilleux, le regardant fixement, l'étudiant et l'apprenant par cœur. Chacun des poils de sa barbe grise, chacune de ses rides, la pâleur de ses traits, son air fatigué, empreint d'un léger ennui, m'enseignaient ce que j'avais soif de connaître, depuis le jour où l'on m'avait dit de le retrouver. Que de choses dans ces muets témoignages, que d'intérêt dans cette lecture !
Je l'écoutais en même temps. Ah ! Si vous aviez pu le voir et l'entendre ! Ses lèvres, qui n'ont jamais menti, me donnaient des détails. Je ne peux pas répéter ses paroles, j'étais trop ému pour les sténographier. Il avait tant de choses à dire qu'il commençait par la fin, oubliant qu'il avait à rendre compte de cinq ou six années. Mais le récit débordait, s'élargissant toujours, et devenait une merveilleuse histoire.
Les Arabes se levèrent, comprenant, avec une délicatesse dont je leur sus gré, que nous avions besoin d'être seuls.
Je donnai des ordres pour que mes gens fussent approvisionnés; puis je fis appeler Kéif-Halek, et le présentai au docteur en lui disant que c'était l'un des soldats de sa caravane, restée à Kouihara, soldat que j'avais amené pour qu'il remit en mains propres les dépêches dont il était chargé. C'était le fameux sac, daté du 1er novembre 1870, et qui arrivait trois cent soixante-cinq jours après sa remise au porteur. Combien de temps serait-il resté dans l'Ounyanyembé, si je n'avais pas été envoyé en Afrique ?
Livingstone ouvrit le sac, regarda les lettres qui s'y trouvaient, en prit deux qui étaient de ses enfants, et son visage s'illumina.
Puis il me demanda les nouvelles.
- "D'abord vos lettres, docteur; vous devez être impatient de les lire."
- "Ah !" dit-il, "j'ai attendu des lettres pendant des années j'ai maintenant de la patience; quelques heures de plus ne sont rien. Dites-moi les nouvelles générales; que se passe t-il dans le monde ?"
- "Vous êtes sans doute au courant de certains faits; vous savez, par exemple, que le canal de Suez est ouvert, et que le transit y est régulier entre l'Europe et l'Asie ?"
- "J'ignorais qu'il fût achevé. C'est une grande nouvelle. Après ?"
Et me voilà transformé en annuaire du globe, sans avoir besoin ni d'exagération, ni de remplissage à deux sous la ligne; le monde a vu tant de choses, et tant de choses sur prenantes dans ces dernières années ! Le chemin de fer du Pacifique, Grant président des États-Unis, l'Égypte inondée de savants, la révolte des Crétois, le Danemark démembré, l'armée prussienne à Paris, la dynastie des Napoléon éteinte par Bismarck et par de Moltke, la France vaincue.
Quelle avalanche de faits pour un homme qui sort des forêts vierges du Manyéma ! En écoutant ce récit, l'un des plus émouvants que l'histoire ait jamais permis de faire, le docteur s'était animé; le reflet de la lumière éblouissante que jette la civilisation éclairait son visage.
Combien les petits actes des États barbares pâlissaient devant ceux-là ! Et qui pouvait dire sous quelles nouvelles phases s'agitait l'Europe, tandis que, isolés de tous, deux de ses enfants s'entretenaient de ses dernières gloires, de ses derniers malheurs ? Plus digne de les raconter, peut être, eût été un Démodocus; mais, en l'absence du poète, le reporter s'en acquitta de son mieux et le plus fidèlement possible.
Peu de temps après leur départ, les Arabes nous avaient envoyé leurs présents, sous forme de nourriture : Séid ben Medjid, des gâteaux de viande hachée, espèces de rissoles; Mohammed, un poulet au cari; Moéni, une étuvée de riz et de chèvre. Les dons se succédaient; et, à mesure qu'ils étaient apportés, nous les attaquions énergiquement. J'ai des facultés digestives de premier ordre, que l'exercice avait fortement aiguisées, il n'était pas étonnant que j'en fisse usage. Mais Livingstone, qui se plaignait d'avoir perdu l'appétit, de ne pouvoir digérer au plus qu'une tasse de thé, de loin en loin, Livingstone mangeait aussi, mangeait comme moi, en homme affamé, en estomac vigoureux; et tout en démolissant les gâteaux de viande, il répétait :
- "Vous m'avez rendu la vie, vous m'avez rendu la vie."
- "Oh ! Par George, quel oubli !" m'écriai-je. "Vite Sélim, allez chercher la bouteille; vous savez bien. Vous prendrez les gobelets d'argent."
Sélim revint bientôt avec une bouteille de Sillery que j'avais apportée pour la circonstance; précaution qui m'avait souvent paru superflue. J'emplis jusqu'au bord la timbale de Livingstone, et versai dans la mienne un peu du vin égayant.
- "À votre santé, docteur."
- "À la vôtre, monsieur Stanley."
Et le champagne que j'avais précieusement gardé pour cette heureuse rencontre fut bu, accompagné des vœux les plus cordiaux, les plus sincères.
Nous parlions, nous parlions toujours, les mets ne cessaient pas de venir; tout l'après-midi, il en fut ainsi.

("Comment j'ai retrouvé Livingstone")
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