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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Quand nous disions Georgette c’était comme dire maman. Georgette n’est pas un prénom, c’est un qualificatif nouveau et inédit, le nom d’une relation indicible. C’est impossible de répondre à la question : qui est Georgette pour vous ? Georgette c’est Georgette, tout simplement.

Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable.

Un jour – j’ai treize ans – ma mère m’annonce avec délicatesse que Georgette va se marier, qu’elle va bientôt nous quitter. Que maintenant nous sommes grands, qu’à son tour elle va fonder sa propre famille. Quelque chose se révolte en moi à cette idée. Il me semble – c’est terrible à avouer – que Georgette ne peut pas se marier, ni avoir d’enfants. L’idée est aberrante. La phrase – « Georgette va se marier » – est aberrante. L’image n’est pas crédible. Impossible de me représenter Georgette, notre Georgette, avec un homme, couchant avec un homme, enceinte, mère de sa famille. Tout cela je le ressens mais je ne dis rien, bien sûr que Georgette doit vivre sa vie, je veux y croire, mais déjà il me semble entrevoir un mensonge.

Avant ce moment-là je n’avais jamais envisagé que Georgette puisse partir. Elle était là quand je suis née, elle avait toujours été là. La perspective de nous retrouver à quatre m’angoissait. Nous avions toujours été quatre plus une, et en réalité nous avions été quatre plus un. Quatre – ma mère, Georgette, mon frère et moi – plus mon père. Il y avait des couples : mon frère et moi, ma mère et mon frère, ma mère et moi, ma mère et Georgette, Georgette et mon frère, Georgette et moi. Je crois pouvoir dire que Georgette et moi était l’un des duos privilégiés ; j’étais sa préférée, sa partenaire de chambrée. J’étais celle qu’elle avait vue naître. J’étais la deuxième-née et j’étais la fille ; deux critères qui me condamnaient à demeurer dans l’ombre de mon frère. Georgette aussi était du côté de l’ombre. Elle se battrait pour moi.

Le jour où il a fallu se dire adieu. Nous sommes dans notre appartement de Bsalim au Liban, où nous passons tous nos étés. C’est l’été 2003. Celui entre ma cinquième et ma quatrième. Je regarde fixement par la vitre du salon, qui donne sur la baie de Beyrouth. J’ai le trac, j’essaie de trouver une contenance dans cette contemplation prolongée de la mer. Il fait très beau et très chaud. Je crois que mon père attend de conduire Georgette quelque part en voiture. Je ne sais plus si je lui dis au revoir dans l’appartement ou si je les accompagne.

L’image qui me reste : une bande bleu foncé surmontée d’une bande bleu clair et le vacillement du paysage sous la chaleur. La sensation de quelque chose dans mon dos à quoi je ne veux pas faire face. La gêne immense devant l’impossible : dire adieu à sa mère. Le sentiment que la situation ne me permet pas d’exprimer ma douleur, mon incompréhension. Être brutalement ramenée à cette réalité après treize années de vie commune et d’intimité partagée : cette personne ne fait pas partie de notre famille, c’est une domestique, nous l’avons payée pour ça.

Je suis mortifiée. Comment dire mon amour à Georgette, comment parler d’amour alors que nous n’avions jamais dit les mots ? L’amour était dans le soin quotidien, c’était sa seule façon de s’exprimer dans un cadre qui n’autorisait pas les mots d’amour. Ma mère pouvait nous prendre dans ses bras et nous dire je t’aime, nous lui faisions des cadeaux aussi laids qu’attendrissants pour la fête des Mères ; Georgette m’aidait à faire ces cadeaux, elle tressait mes cheveux pour l’occasion, elle me portait à bout de bras pour la photo, et le soir elle me lavait.

Au moment de se dire adieu, donc, aucun souvenir précis, juste la certitude que Georgette devait rire tout en parlant, comme à son habitude, de son rire rauque et lumineux. Je crois qu’elle a pleuré aussi. Et moi naïvement j’ai dû penser quelque chose comme : « Pourquoi pleure-t-elle alors qu’elle va se marier ? »

Je ne me suis pas autorisée à pleurer. Elle seule était sincère à ce moment-là, et j’en pleure aujourd’hui chaque fois que j’y pense. Je pleure à la pensée de ma lâcheté, de ma honte. Je pleure d’être passée à côté de la vérité de ce moment, d’avoir accepté sans broncher les termes de ce départ, d’y avoir souscrit. De ne pas avoir été à la hauteur.

Georgette ne s’en était pas tenue à son rôle de bonne. Nous étions ses enfants, et comme toute mère elle n’avait pas tempéré son amour pour nous. Sa situation était née d’une nécessité économique, d’un déséquilibre social. Mais une fois à l’intérieur Georgette n’a pas posé les limites de sa condition, elle s’est laissé prendre, elle a pris le risque. Elle n’a pas été prudente. Elle était notre mère aussi – elle était notre père aussi. Nous avions tout simplement deux mères – ou deux pères. Les apparences étaient respectées mais tout le reste dénonçait cette vérité, tous les gestes, tous les regards, tous les cris, tous les jeux.

Alors voilà. Un jour, ils disent : stop, retour à la réalité, dites-vous adieu, Georgette a mieux à faire ailleurs, son travail est terminé, merci Georgette et belle vie.

Il n’avait jamais été question d’un travail entre nous. Entre eux – entre adultes – peut-être. Mais nous ?
Les larmes de Georgette ne sont pas passagères. Georgette a vécu sa maternité, a aimé ses enfants. Elle a sa place parmi nous. Elle pleure parce qu’elle en est subitement arrachée, parce que ce qui était un emploi est devenu toute sa vie, parce qu’elle sait qu’il n’y aura pas de vraie famille, ni de vrais enfants, ni de vraie vie. L’accepter serait discréditer toutes les années passées auprès de nous, comme si cela n’avait pas été la vraie vie pour elle. Peut-être sait-elle déjà que rien de plus véritable ne l’attend ailleurs. Non, il n’y aurait rien de cela, sinon d’autres familles dans lesquelles elle n’aurait plus la force d’apporter tant d’amour ; il y aurait ce rapport cru de domesticité, la sensation permanente de gagner son pain sans broncher.

Le bain
Intérieur jour / Damas
03/04/1991
Le bain est une fête.

Nu, assis dans l’eau, le bébé rit aux éclats, tape des mains. À gauche du cadre, Georgette rit aussi. Pendant quelques minutes le bébé sera tout entier entre ses mains. Le bébé, la toute petite fille, est à l’aise avec elle, ne pleure pas avec elle, elle s’amuse, elle s’abandonne. Avec les autres, elle reste coite, l’air absent, elle est désorientée. Avec Georgette, non, l’enfant est libre, spontanée. Avec la mère aussi. Elle et la mère sont sa garde rapprochée. Elle et la mère.

Les grandes mains brunes de Georgette soulèvent l’enfant hors de l’eau. L’enfant se laisse faire, les yeux écarquillés, joyeux, l’air un peu abasourdie. Le geste est vif, presque brusque. Elle n’a pas peur du bébé, cela fait plus d’un an qu’elle soupèse ce petit corps. Depuis qu’il est né, depuis le jour où la mère est rentrée de la maternité. Elle retourne le bébé contre son bras, attrape un broc rempli d’eau claire et le renverse au-dessus de sa tête. Le visage du bébé est ébahi par le torrent qui s’abat sur lui, il faut agir vite, il ne faut pas le laisser s’impatienter et prendre froid. Lestement, deux ou trois grandes rasades d’eau. C’est vite terminé, en un mouvement le corps minuscule est enroulé dans une serviette.

Le visage de l’enfant réapparaît emmitouflé, tout contre son visage à elle. Elle fait durer cet instant, cette soudaine proximité, elle tapote tendrement le corps du bébé avec l’extrémité de la serviette.

La mère la rappelle à l’ordre, lui indique d’allonger d’abord l’enfant sur la table à langer, de ne la sécher qu’ensuite. La mère l’appelle affectueusement Joujou. Elle la guide, lui indique les étapes, les mains de Joujou sont ses mains, ses gestes tendres sont les siens. Joujou suit les indications sans aucune résistance. Une fois le bébé allongé, elle le chatouille en riant. La mère zoome sur le bébé hilare et luisant, satisfaite d’arriver à capter les images de ce rire partagé.

Le bain est une fête, toutes les trois aiment ce moment. Elle, la mère, et l’enfant.

Je ne sais pas.
Je ne sais pas qui elle était vraiment.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de nous. Ce qu’elle pensait de mon père, de ma mère, de mon frère. Ce qu’elle pensait de moi.

J’ai grandi dans la certitude de son amour pour moi, de son amour pour nous, mais je n’en suis pas absolument sûre. Personne ne pourrait dire à quoi pensait Georgette.

Je ne sais pas ce qu’elle pensait de sa situation. Si elle se posait la question du choix. Si elle avait des regrets.

Je sais ce qu’elle était pour moi. Je ne sais rien d’autre d’elle.

Je la cherche dans les souvenirs, si peu nombreux au regard des treize années passées côte à côte. Passées dans ses bras. Ma mémoire de cette vie avec elle est si maigre, je suis parfois effrayée de la quantité d’heures vécues ensemble et tombées dans l’oubli. Je sens que le temps presse, c’est maintenant ou jamais, et je suis soulagée quand je vois ces morceaux de mémoire inscrits sur le papier. On pourrait croire que j’écris à propos d’une personne morte. Le plus fou dans cela, le plus insupportable : savoir qu’elle est là quelque part, qu’elle respire pendant que j’écris, mais qu’elle n’existe plus dans nos vies. Comment on disparaît d’une vie. Quelle valeur donner à cette relation. Comment contredire ce que disent ces années de silence et d’absence : elle était une domestique et tu étais une enfant de la bourgeoisie.

Je porte en moi cette foi comme un diamant : il y avait autre chose. Nous nous aimions.

Et alors, me dit la petite voix cruelle. Et alors ? Ça revient au même.

Depuis quand l’amour est-il une justification ? Un joker ? Un alibi ?

Et cette vérité comme une pierre dans la poitrine : il aurait mieux valu que rien de tout cela n’ait lieu. Il aurait mieux valu que Georgette n’entre pas dans nos vies, que Georgina K. ne devienne jamais Georgette, ne devienne jamais ce prénom lancé à tout-va dans une grande maison. Il vaudrait mieux q
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