Avancer, toujours. Comme si leur vie se résumait à un pas, puis à un autre. Mais qu'ont-ils réussi à faire finalement ? Des gestes héroïques ? Non, ou si peu. Seule leur survivance est héroïque. Ils n'ont tué personne, à part leurs propres peurs. Ils ont erré dans cette gangue misérable, sans même connaître leur but. Puis ils se sont arrêtés, en même temps que la folie meurtrière, quand celle-ci s'est éteinte, faute de victimes. Le sang a commencé à sécher sur les plaies. Les blessures qu'ils croyaient inguérissables se sont lentement refermées autour de leurs douleurs. Ils les ont emprisonnées dans leurs têtes et vivront avec elles jusqu'à leur propre mort. Et pour qu'elles soient moins vives, ils savent qu'ils n'en parleront plus très souvent, pour ne plus réveiller les peines, ne plus laisser les larmes jaillir, pour laisser la place à une existence à construire.
Il y a cinq ans, le cauchemar commençait. Il y a cinq ans, ils étaient des enfants à qui on arrachait tout ce qui avait fait leur vie jusqu'alors. Il y a cinq ans, ils ont appris à garder les yeux ouverts devant l'ignoble, ils ont appris à les baisser devant la haine. Ils ont appris la faim, la soif. Ils ont fait connaissance avec le froid, le vrai, celui qui est bien plus fort que tout, celui qui entre au creux des os et peut les briser d'un seul coup. [...] Eux qui étaient voués à vivre là, à faire grandir leur corps et leurs âmes près des leurs ont été jetés sur le chemin de la mort. Elle tournoyait autour d'eux, rien d'autre qu'elle, sous toutes les formes, tellement qu'ils crurent être morts eux-mêmes. Ce qui n'était même pas une idée dans leurs esprits d'enfants était devenu une vérité atroce. Cette mort a pris d'un seul coup toutes les formes possibles. Peut-elle être douce ? Non. Du sang, des larmes, des chairs déchirées, des têtes fracassées, des ventres morts d'où ne sortirent jamais des enfants à naître. De la poudre et des lames tranchantes, des cordes et des fouets, de la poussière, de l'eau pourrie par des noyades innombrables, des puits souillés par des gens qu'on jeta vivants avant de sceller les margelles. Et des marches sans fin. Des corps qui tombèrent autour d'eux. Ils perdirent toute notion de temps et de distances, car ce temps et ces distances ne se comptaient plus qu'en cadavres.
C'est son travail.
Le soldat Mehmet n'a pas été poussé. Les soldat Mehmet a poussé avec la haine. Il est né soldat, il est né Turc, il est né en sachant déjà que les rats vivaient à côté. Il a été bercé au son du rejet de l'Arménien. Il a été nourri à la table de la colère. Il pourrait manger mieux, si les Arméniens ne prenaient pas tout.
Et comme il sait que les Anglais aident les Russes qui sont aidés par les Arméniens, alors il tue de l'Anglais.
Logique.
Et ça fait des mois que ça dure.
[un rescapé à un de ses petit-neveux ]
Apprends un jour à écouter ton histoire, l'histoire de ceux qui sont autour de toi aujourd'hui. Garde ton nom comme le plus précieux des cadeaux, garde tout ton amour pour le donner aux autres. N'écoute pas la haine, et si quelqu'un un jour te demande pardon, donne-le-lui sans hésiter, et tu vivras en paix.
Tu es demain.
Alors, du massacre d'un groupe, on se retrouve en face de centaines d'individus qui cherchent un endroit pour dormir, un endroit où manger, un endroit où aller, un endroit vers où partir, un endroit pour vivre. On pleure sur hier le soir, mais le jour, survivre occupe les esprits, et cette agitation vitale efface tout.
La douleur n'est plus qu'un souvenir pour ceux qui sont encore vivants.
Je ressens encore aujourd'hui la même chose quand je rencontre quelqu'un au nom différent du mien mais se terminant aussi par ian : Manoukian, Delvedjian, un stigmate d'arménité qui fait partager un je-ne-sais-quoi de pareil, une histoire communes, de façons d'être, de vivre, de croire en Dieu ou de manger qui ne doivent pas être très différentes des miennes, et qui rassurent , qui rapprochent un peu des gens qui vivent dans ce pays parce que quelque chose d'horrible y a fait s'installer nos aïeux.
La mort est froide, elle ne célèbre rien, ne renvoie rien, ni le mal, ni le bien. Elle renvoie juste les gens chez eux, après, sans même leur laisser le temps de comprendre ce qu'ils ont perdu.
Aucun hommage devant le vide à venir. Un vide qui se nourrira de souvenirs, jusqu'à ce que tout soit digéré, perdu, oublié au fond de rien.
Son pays n'existe plus, le Turc est partout, l'Arménien est nulle part.