AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Presence


Il était une fois où j’étais comptable à Nice. Je l’ai été jusqu’à un peu au-delà de mes trente ans, et durant le temps de mes années de comptabilité je rêvais de laisser les chiffres pour ne faire de mes jours à venir dans le reste de ma vie que du dessin. Une seule fois, j’ai quitté la comptabilité pour aller dans ce rêve. Et le rêve devenu réalité se transformait dans l’étirement des jours en cauchemar. Je restais devant ma belle table à dessin toute neuve, incapable de faire autre chose que ce que l’on fait sur des bouts de papier quand on téléphone. Aucune idée de dessin extraordinaire, rien, même pas l’ombre de rien, mes années devant une calculatrice avaient effacé jusqu’au soupçon de cette ombre. Les jours s’égrenaient comme un long chapelet dans des mains qui s’ennuient et la culpabilité de ne rien faire envahissait mes nuits. Que j’aille voir sur le port de Nice voir les bateaux partir ou que je m’oblige à l’inertie devant mes beaux papiers blancs, le résultat était le même, je me couchais le soir avec le désespoir d’un Pessoa à qui on aurait enlevé son Bureau Prétexte. Je regrettais sans l’avouer le temps de mon nid gris souris où j’avais pour mission de tricher sur les résultats du palace qui m’employait. Au moins, à cette époque, j’étais utile à quelqu’un : mon patron me payait pour mon savoir – tricher, alors que dans mes nouveaux d’habits d’artiste, personne ne me reconnaissait. Aucun éditeur, aucun contrat, aucune attente. J’étais inutile, impuissant, sans avenir. Une fois la poésie que j’aimais et que j’aime m’a donné la main. Une fois j’ai fait comme si j’avais un contrat, comme si quelqu’un me demandait l’illustration d’un livre écrit par deux poètes. L’un était Rimbaud et son chant d’éphémère, l’autre Neruda et son champ terrien. J’allais de l’un à l’autre, et, doucement, quelque chose s’est réveillé en-dessous de mes années molles, comme une pompe que l’on actionne, qui souffle de l’air avant de tirer l’eau du puits. De l’eau est venue, j’avais une quarantaine de dessins du paysan et du danseur. Alors, riche de ces quarante balbutiements, j’ai pris le train de nuit pour Paris. J’avais des rendez-vous avec des éditeurs qui m’avaient dit Oui au téléphone, et, dans ceux-là, il y avait les Éditions de Minuit, c’était mon dernier rendez-vous. Je n’avais pas décroché le contrat miracle, mais un intérêt sympathique dans la plupart des entrevues. J’étais maintenant en face d’une jeune femme fragile qui me recevait assise devant une table débordant de manuscrits. Elle me disait aimer ce que je lui montrais mais ne rien pouvoir en faire car les Éditions de Minuit ne publient pas d’illustrations, puis elle ajouta : Monsieur Neruda aimerait sûrement voir vos dessins. Pablo Neruda était ambassadeur du Chili à Paris. Je dis à la dame fragile que je n’oserais jamais, et devant moi elle prit le téléphone et un rendez-vous avec cet homme. J’étais émerveillé et un peu sonné. Une fois, deux jours après, j’allais à l’ambassade chilienne, j’allais fois un poète ambassadeur. C’est un homme qui se faisait cuire deux œufs sur un réchaud à gaz, assis sur des marches en marbre, qui m’a indiqué le bureau de Neruda. La porte était entrouverte et cet ambassadeur, déjà malade derrière son bureau. Il a simplement regardé mes dessins, dit que ça lui plaisait. J’ai dit : Je vous les donne. Il a dit : Mais non, voyons. J’ai dit : Oui, c’est un grand plaisir pour moi. Et c’était vrai. Je lui devais beaucoup. Je ne pouvais pas dire merci à Rimbaud. Une fois, en 2003, je suis allé à Valparaiso. Devant le Pacifique, j’ai dit doucement : Rimbaud, Neruda. Je me suis senti un peu bête, mais ça ne fait rien, ça m’arrive souvent.
Commenter  J’apprécie          30





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}