L’autocar nous déposa au bas de la vallée, dans le creux de son V. Immédiatement, face à nous, entre les pans obliques des montagnes en vis-à-vis, la nature serpenta, verdoyante. Des arbres drus, d’autres gonflés d’odeurs grasses et des oiseaux râleurs, comme s’ils prévenaient leur rivière d’un changement de lit. Nos yeux les accompagnèrent jusqu’au plein ciel épais de brumes, où ils disparurent étouffant leurs cris. Nous restâmes ainsi, le regard nébuleux, le temps que nos espoirs dissipent le vague à l’âme. Un rayon chaud perça les nuages. Varsovie s’évapora d’un coup.
Józef se leva le premier. J’embrassai sa bouche de nuit, dont le goût me donna l’envie de retenir le mari. Aussi, je le contournai et plaquai mon buste sur l’oreiller de sa peau. Mes mains de part et d’autre de ses épaules, je mesurais la force de son dos. Il me fallait partager ses muscles avec l’entreprise industrielle – j’acceptai le change. Il se servit le café que j’avais gardé au chaud, porta le bol aux lèvres. Aussitôt, mes doigts glissèrent jusqu’à l’avant du cou pour effleurer sa déglutition. Il enfila son pantalon de toile indigo, son tricot de peau, boutonna sa chemise épaisse. Sous prétexte de l’aider à retrousser ses manches, je caressai une dernière fois ses avant-bras. Le temps qu’il chausse ses Pataugas, je récupérai sur la gazinière les oignons qui finissaient de frire et les étalai entre deux tranches de pain gros. Une fois le casse-croûte empaqueté, je le glissai dans son havresac avec la gourde de vin.
Beaucoup de neige était tombée pendant la cérémonie et quand nous sortîmes de la salle des fêtes, l’averse continuait de blanchir la nuit sous l’éclairage public. Sur le trajet du retour, nos chaussures s’enfonçaient dans l’épais tapis. Chaque fois qu’un de nos pieds se soulevait, il laissait une empreinte de semelle parfaite mais furtive, puisque aussitôt elle se recouvrait de flocons frais. Adam, Józef et moi marchâmes à la queue leu leu vers notre chalet où nous attendait la soupe, resserrés en un seul mammifère à six pattes, marquant le sol d’un chemin neuf et mélancolique. Notre exil était réussi.
La queue de novembre s’effilocha et l’hiver tomba d’un coup, confinant la cité sous une cloche de ouate. La scène était éclairée d’une lumière diffuse et les sons mats. Je connaissais déjà la neige horizontale, cristallisée sur les abords du fleuve de mon enfance gelée, mais pas la légère, la moussue, celle qui arrondit les angles vifs, étouffe et aspire les pas. Aussi, le froid nous emmitouflait au lieu de nous découper. Les personnages glissaient sur des rails blancs, comme les automates dans les vitrines décorées des grands magasins à l’approche de Noël.
Durant les cinq ans de la construction du barrage – du Cours Préparatoire au Cours Moyen deuxième année –, mon fils étudiera. La journée, il apprendra le français. Le soir, il me le restituera. J’en avais pris la décision. Au fur et à mesure de l’édification, j’explorerai ma nouvelle langue dans ses plus belles profondeurs. Pas un jour, je ne douterai. Puisqu’ici, même avec une seule jambe, on montait à bicyclette.