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Citation de michelekastner


Quel besoin pressant d'argent avait motivé cette visite à mon père, ce torride midi de mai ? Une séance de cinéma avec les copains probablement. A cette époque, nous tenions à déshonneur de n'assister qu'à une représentation d'un de ces célèbres films d'aventure dont nous croyions presque les héros. Nous avions vu douze fois "L'Aigle des mers", quatre fois "Fanfan la Tulipe" et là, pour "Les Trois Mousquetaires", ma mère ne voulait pas entendre parler que j'y aille une énième fois. Je ne crois pas que ma mère soit jamais allée au cinéma, ne serait-ce qu'une seule fois, de toute sa sainte vie. Elle pensait que l'existence fournissait au grand jour, quoique parfois piteux, un excellent spectacle. Elle ne ressentait nul besoin de s'enfermer dans un trou noir pour contempler un défilé d'images factices et fades. Le cinéma lui paraissait une trouvaille inutile. "L'humanité, mon fils, aurait bien pu s'en passer". Sentence sans rémission. J'avais déjà tapé Grand'Nancy. Il ne restait plus que mon père malgré l'interdiction maternelle . Mais, c'était cela ou déchoir aux yeux des copains. Je me souviens d'avoir tournoyé longtemps autour du pot, faisant semblant d'être intéressé plus que de raison par cet Emile Ollivier que mon père appréciait tant. Le berger au pipeau se chargea de me rappeler que le temps, lui, impitoyable, ne manquerait pas de signaler mon retard à ma mère qui tenait la liste de mes fautes. J'avais déjà accumulé chez elle un passif excédentaire : actes de désobéissance répétés, graves manquements d'égard à la voisine, madame Choisil, effronteries insupportables. Elle m'avait promis que je paierais le prix fort, à l'heure de son choix. Chaque délit était comptabilisé et correspondait à un nombre déterminé de coups de rigoise, de "ce doigt de Dieu qui chasse les démons". C'était un nerf de boeuf qui laissait sur la peau son empreinte persistante, obstinée, pour rappeler les omissions et leur châtiment. Alors, je pris mon courage à deux mains et bafouillai ma requête. Mon père ne me demanda pas de justifier ma demande comme le font toujours les parents. Il déposa sur son bureau un stylo et une feuille blanche et m'indiqua de l'index la chaise placée devant : "On va jouer à quitte ou double, me dit-il simplement. Ecris-moi une lettre précisant le montant dont tu as besoin ; si tu ne commets aucune faute, je te donne le double."
J'ai senti dès cet instant que j'entrais dans un terrain miné. Je vois le gosse maladroitement installé devant la feuille blanche ; des sueurs de panique lui couvrent tout le corps. Je sens le tremblement qui traverse sa main, la tension qui lui fait un cou raide, car chaque mot, chaque lettre, représente une carte maîtresse que, dans ce jeu à haut risque, il hésite à abattre. Combien lui prit la rédaction de cette lettre ? Une éternité au cours de laquelle son père continuait à vaquer, en toute tranquillité, à ses occupations. Pour la première fois, le gosse écrivait, non dans le cadre de ses travaux scolaires, mais avec une stratégie explicite de séduction. Certes, la langue ne lui venait pas de l'extérieur ; il l'avait intériorisée depuis quelques années déjà, dans une sorte de socialisation sauvage, subie, imposée ; elle lui venait pour ainsi dire du dedans. Il ne s'était jamais demandé pourquoi amour, délice et orgue étaient masculins au singulier et féminins au pluriel. Il le savait comme il savait que le vague, l'indécis, s'enveloppait d'une sensation de féminité, et l'eau, la mer, le vent, de douceur et d'infini. Demande-t-on au danseur de meringue de décomposer ses pas ? On le voit alors mêler toutes les figures et s'embrouiller.
Je date ma naissance à la vie d'écrivain de cet instant où, assis pieds ballants devant le bureau de mon père, sur cette chaise en acajou massif qui, compte tenu de ma taille, m'engloutissait, je dus rédiger une lettre de circonstance. J'avoue qu'aujourd'hui encore, installé à ma table de travail, il m'arrive de ressentir sinon la même panique, du moins un pincement au coeur que j'attribue, à tort ou à raison, à ce premier contact avec la langue comme appât, cette langue française à la fois écueil, refuge et tribune aux dimensions du monde. C'est elle qui donne à ma voix ce ton âpre, comme si ma propre musique, sur un autre clavier, ne peut se jouer que dans le registre du grave. J'écris d'une main tremblante, car je sais quelle violence sourde, retenue, bouillonne en moi. Et si l'écriture est si peu précise, c'est qu'elle hésite, encore aujourd'hui à parler de cet enfant taciturne, petit corps noir aux pieds poudrés, qui n'a cessé de marcher, d'errer depuis l'aube de sa vie. Mais qui regarde qui ? Lequel est le plus futé dans ce jeu de grand schelem , L'adulte ou l'enfant ? Ai-je en main toutes les levées de ce jeu somme toute mortel ! Mettrait-il par hasard, à des années de distance, face à face, l'enfant et l'adulte dans une indéfectible et discrète complicité ? L'adulte que je suis devenu, divisé, malade, esquinté, parviendra-t-il à retrouver l'enfant, à raccommoder les restes de l'enfance comme le pêcheur, son filet ?
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