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Citation de blanchenoir


Emmanuel Levinas
Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en
Allemagne nazie. Le camp portait – coïncidence singulière – le numéro 1492, millésime de
l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L’uniforme français nous protégeait
encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui
nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire – et les enfants et les femmes qui
passaient et qui, parfois levaient les yeux sur nous – nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous
n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singe. Force et misère de persécutés, un pauvre
murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable. Mais nous n’étions plus au monde. Notre
va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et
l’angoisse de nos yeux, les lettres qu’on nous remettait de France et celles qu’on acceptait pour nos
familles -, tout cela se passait entre parenthèses. Être enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur
vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est
l’archétype de l’internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle
cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors,
aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les
barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?
Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité – pour quelques courtes semaines et avant que les
sentinelles ne l’eussent chassé – un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la
tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux
alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien
chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant
gaiement. Pour lui – c’était incontestable – nous fûmes des hommes.
Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du
nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien
de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions,
il descendait des chiens d’Egypte. Et son aboiement d’ami – foi d’animal – naquit dans le silence de
ses aïeux des bords du Nil.
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