Eric Bourret

Le moindre pas ouvre l'espace en épousant la lente déclinaison d'un sol qui, de proche en proche, supporte et justifie la progression en confirmant sa propre consistance.

Au reste, l'ayant physiquement éprouvée, l'ayant inscrite pas après pas dans la mémoire de leur corps, dans celle de leur regard, les grands marcheurs l'ont toujours su. Pétrarque gravissant les pentes du Ventoux le savait. Cézanne, s'enfonçant dans la chaleur des carrières de Bibémus ou faisant halte du côté de Beaurecueil pour observer une fois encore le sommet de la Saint-Victoire, le savait lui aussi; il en fut à ce point habité qu'il consacra, sa vie durant, son énergie et son génie à nous en dire "la vérité en peinture".

L'écart entre le proche et le lointain ne relève plus de la condition spatiale; le "spectacle minéral" qu'on aperçoit de loin en procède forcément, mais le mouvement du corps et le contact vécu avec les éléments l'abolissent peu à peu.

Déterminé par le legs de l'histoire, orienté par le goût et les normes d'un temps, aucun regard n'est innocent, si bien que croire au caractère pérenne de notre façon de percevoir relève toujours de l'illusion.

Pour l'alpiniste qui s'y engage, pour le marcheur qui la gravit, la montagne devient ainsi la condition du fait même d'exister.

Sans doute n'y a-t-il jamais eu -- et n'y aura-t-il jamais -- de vision ni d'appréhension naïve de la réalité.