Eric Solenas

Tu as beau t’être déchargé de tes responsabilités pastorales, tu resteras prêtre à vie, comme on demeure baptisé à vie, même si on ne désire plus l’être. Et puis, on ne se débarrasse pas comme ça de son identité. Il te faudra du temps avant de redevenir capable d’aimer normalement une femme.

Mon existence n’était-elle pas, au fond, qu’une addition à somme nulle ? La violence du bonheur de sentir Anna auprès de moi n’était-elle pas à la mesure de l’effroi que j’avais dû subir, les secondes, les jours, les mois qui avaient suivi le meurtre de Paul ? Cette théorie qui induisait l’existence d’un grand horloger, ordonnateur de mes triomphes et de mes revers, était pourtant antinomique à mes principes chrétiens les plus élémentaires. D’autant que les parcours des uns et des autres allaient à son encontre.

L’ennui, il nous guette, justement. Il est loin le temps où je posais avec lui pour son expo actuelle. Il est loin le temps de la fulgurance, de l’animalité (je me souviens, c’était ton expression) que nous vivions au début de notre relation.
Peut-être que finalement, c’est toi qui avais raison quand tu me disais autrefois de me méfier de cette dimension de l’amour. Ceci dit, tu étais quand même sacrement hypocrite quand je me remémore les petites phrases que l’on s’échangeait pour se retourner la tête…

Je rencontrais des jeunes femmes charmantes. Ma désinvolture affectée me faisait arriver assez facilement à mes fins : les embrasser. Lèvres frôlées puis mollement pressées, douceur des langues humides, effluves de respirations saccadées, yeux entrouverts sur le grain de la peau caressée… Même après mon mariage, je n’ai jamais pu détruire les numéros de téléphone de ces filles que j’avais croisées durant cette heureuse période d’errance. Parfois, je suis tout proche de craquer, d’en appeler une au hasard, plus par curiosité que par véritable intérêt sexuel. Ou pour me venger. Pour faire payer le passé et ce présent à ma garce d’épouse.

La peur engendrait la haine. Je me faisais violence pour supporter les jérémiades de ces vieilles qui me harcelaient de leurs attentions à l’issue de la messe dominicale. Cela m’écœurait d’autant plus que les paroissiens les plus « normaux » se détournaient ostensiblement de mes poignées de main lorsque je me postais, en signe d’envoi, à la sortie de l’église. Je faisais pourtant le maximum pour être avenant, sympathique et convivial. Mais, en si peu de temps, le bruit s’était répandu comme une traînée de poudre. J’avais été mêlé de près ou de loin à un homicide.

Depuis l’enfance, nous sommes conditionnés par le cinéma, la télévision et la littérature. Par la fiction, nous sommes habitués à côtoyer le sang et les instincts les plus bestiaux. Et cette banalité du crime n’est pas propre à la modernité. La Bible, ma Bible, fourmille de meurtres et de supplices invraisemblables. Le Fils de l’Homme Lui-même avait enduré le calvaire de la chair écorchée, les tourments abyssaux de voir son propre sang se répandre, par haine, bêtise ou absurdité.

Un détective privé…
Quelle fantasque invention. L’évocation de cette profession me renvoyait aux films américains. J’avais entendu dire qu’il s’agissait pourtant d’un métier assez réglementé, nécessitant une solide formation en Droit dispensée dans une université parisienne ; une profession dont le nom officiel était Agent de recherche privé et qui était plus utile à la justice que le commun des mortels ne l’imaginait.

Pour être vraiment libre, honnête et pertinent en art, il faudrait n’avoir ni parents, ni enfants. Non pas que je sois gêné à l’idée qu’elle voie un jour le fruit de mon travail. Ce qui me dérange, c’est qu’elle assiste aux hésitations maladroites du processus de création. L’acte d’amour qui donne naissance à un enfant n’est-il pas enveloppé, lui, du voile secret unissant les deux parents ?

— Ça m’étonne pas vraiment. On est tous les deux attirés par la beauté, et surtout par celle des femmes… même si t’es obligé de t’en défendre maintenant que tu es devenu prêtre.
— J’avoue. Mais j’ai toujours autant de mal avec ce statut d’eunuque qu’on nous force à endosser. Vivement que le prochain pape autorise le mariage des prêtres !

Notre conversation s’est focalisée sur l’acte sexuel.
Si celui-ci n’était pas à l’origine de la vie, lui accorderions-nous autant d’importance ? Si les relations charnelles exprimaient la plus magnifique concrétisation de l’amour humain, pourquoi étaient-elles tout autant associées à la violence, à l’interdit ou à la dégradation ?