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Citation de Dorian_Brumerive


D'autres croyaient revoir la chaumière où ils étaient nés, leurs femmes, leurs enfants, tout ce qui leur était cher. Ils s'attendrissaient alors, baisaient leurs enfants au front, et leur promettaient de ne plus naviguer.
Mais tout cela avec le rire aux lèvres ou les larmes aux yeux, avec la meilleure foi du monde. C'était un délire qui s'exprimait par des voies si convaincues, si naturelles, qu'un aveugle eût pris les aberrations de cette fièvre pour des réalités.
C'est qu'un des symptômes de cette fièvre est de développer à l'extrême le désir culminant de chacun, de mettre en relief sa pensée fixe et habituelle, comme dans toutes les folies complètes ou passagères. De là cette vérité naïve que les malheureux mettaient dans la description de leurs rèves in- sensés.
À la vue de cet affreux délire si froid, si serein. Szaffye resta frappé de stupeur. Car, ayant, ainsi que Paul, pris quelques atomes de nourriture, il ne partageait pas cet état d'excitation comateuse, cette exaltation cérébrale dévorante, développée par un soleil ardent et par la réaction sympathique d'un estomac crispé sur un cerveau affaibli; la calenture enfin, cette espèce de mirage moral, ne lui faisait pas éclater le crâne en offrant à sa vue, comme à celle de ces malheureux, de trompeuses images de sites enchanteurs, de festins, de femmes ou de famille.
Szaffye et Paul étaient seuls de sang-froid au milieu de cette effrayante orgie intellectuelle.
Quoique affaiblis par de longues privations, ils avaient conservé assez de lucidité d'esprit pour tout voir, pour tout entendre; Paul surtout, substanté par cette parcelle de nourriture que, la veille, il avait disputée à son père.
Aussi éprouvait-il une horrible angoisse à la vue de ce spectacle qui devint plus affreux encore par l'apparition d'Alice...
D'Alice meurtrie, souillée, les cheveux en désordre, d'Alice, hâve, pâle et amaigrie, mais les joues couvertes d'un vif et éclatant incarnat, les yeux brillants et doués pour ce moment d'une force surnaturelle; d'Alice qui se leva lentement du milieu des deux barriques où elle s'était tenue jusque-là; qui se leva droite et raide comme une statue, à moitié couverte par le caban que Pierre lui avait laissé.
Elle s'avança.
Paul cacha sa tête dans ses mains.
Elle parut chercher quelqu'un des yeux; puis, son regard tombant sur Szaffye, elle repoussa avec une force surprenante les marins qui obstruaient le passage, et arriva près de Szaffye.
- Oh ! Szaffye, dit Alice d'une voix douce et faible en se penchant sur lui avec tendresse, tu es à moi, à moi mon amant, mon amant adoré que seul j'ai aimé de toute mon âme.
Ici Paul voulut s'éloigner; le misérable ne le put. Il avait assez de force morale pour entendre, mais la force physique lui manquait pour fuir.
- J'ai cru aimer Paul, pauvre ange ! Je me trompais. C'était pour moi comme une compagne, comme une sœur; c'était une amie faible et tendre, voilà tout.
Mais toi, oh toi, dit-elle en se redressant avec orgueil, tu es mon amant; chacun de tes regards est pour moi un plaisir et une torture; et puis tes caresses brûlent et enivrent... Oh ! Tes caresses, depuis ce jour où, craignant la mort, je me suis donnée à toi, toute à toi, je les ai toujours senties... Tes caresses ! L'impression m'en est restée et dure encore !
De ce jour, m'a vie n'a été qu'un long plaisir. Car tes baisers... Je les ai encore aux lèvres.
- Oh ! Oh ! Mourir ! cria Paul d'une voix déchirante.
- Qui parle de mourir ?... Vivre avec toi, Szaffye, vivre. Viens, Szaffye, viens. Ma tante est morte, je crois, comme mon père, comme ma mère, comme tout le monde est mort pour moi, du jour où je t'ai aimé. Viens ! Je suis à toi !...
Tiens, vois-tu cette chambre bleue ? C'est la mienne... Ce lit à rideaux blancs ? C'est le mien; le tien, voulais-je dire... Ces fleurs que tu aimes, c'est moi qui les ai mises dans ces vases d'albâtre.
Viens, mon amant, car tu es mon amant... Que me fait le mépris du monde ? Je n'ai pas besoin du monde pour te dire : tu es ma vie, mon âme ! Que me fait le monde ?... Le monde, c'est toi... Viens, Szaffye ! Viens mourir pour revivre et mourir encore au milieu de ces voluptés enivrantes, dont le souvenir me dévore; car depuis... Ce n'est plus le sang, c'est le désir ! Le désir qui circule et bat dans mes veines !
Les yeux de Szaffye devinrent étincelants.
Puis Alice ajouta, en feignant de se déshabiller :
- Tiens... Cette robe noire qui me rendait si blanche... Elle tombe... Que ces lacets sont cruels ! Tiens... Tiens... Ils sont brisés... Au vent, ma longue chevelure brune que tu aimes tant; qu'elle tombe sur mes épaules ! Maintenant, oh ! Viens mon amour, viens... Je t'attends... Oh ! Viens donc...
Et la malheureuse enfant fit le simulacre de monter dans un lit, enjamba le radeau et tomba dans la mer.
Paul poussa un cri terrible, se dressa sur son séant, les mains tendues en avant; mais il ne put se lever..
- Sauve-la donc, monstre ! cria-t-il en montrant Alice qui reparut un instant à la surface de l'eau en étendant les bras. Son dernier mot fut :
- Szaffye.
- Elle meurt heureuse, répondit Szaffye d'une voix sourde, et une larme brilla dans ses yeux.
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