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Citation de Livretoi


Introduction : Les malheurs de l’amour
« Mais le bonheur est chose rare : pour chaque expérience amoureuse réussie, pour chaque brève période d’enrichissement, il y a dix amours qui blessent et les dépressions qui les suivent sont plus longues encore – elles ont souvent pour conséquence la destruction de l’individu, ou du moins elles suscitent en lui un cynisme émotionnel qui rend tout nouvel amour difficile ou impossible. Pourquoi en serait-il ainsi si tout cela n’était inhérent au processus même de l’amour ? » Shulamit FIRESTONE, La Dialectique du sexe (1970)
Peu de nos contemporains ont été épargnés par les souffrances que les relations intimes provoquent. Que la psychanalyse et la psychothérapie en aient eu l’intention ou non, elle ont fourni un formidable arsenal de techniques qui ont fait de nous les responsables intarissables, mais indéniables, de nos déboires amoureux. La croyance profondément enracinée que nos malheurs sont le fruit direct de notre histoire psychique, que la parole et le savoir sur soi ont des vertus curatives et que l’identification des motifs et des sources de nos déboires aide à les surmonter a porté à son apogée l’industrie du self-help. Les souffrances de l’amour sont aujourd’hui seulement attribuées à l’individu, à son histoire privée, et à ses capacités à se façonner lui-même.
Précisément parce que nous vivons à une époque où l’idée de responsabilité individuelle règne en maître, la vocation de la sociologie reste essentielle. Il est désormais urgent d’affirmer que les échecs de nos vies privées ne sont pas – ou pas seulement- le résultat de psychés défaillantes, mais que les vicissitudes et les malheurs de nos vies amoureuses sont le produit de nos institutions.

Contrairement à une mythologie populaire, avancent les féministes, l’amour n’est pas source de transcendance, de bonheur et d’accomplissement de soi. L’amour romantique est plutôt l’une des principales causes de la division entre les hommes et les femmes, tout autant que l’une des pratiques culturelles à travers lesquelles on impose aux femmes d’accepter (et d’ « aimer ») leur soumission aux hommes. Car les hommes et les femmes, lorsqu’ils sont amoureux, sont la proie de divisions profondes qui caractérisent leurs identités respectives : ainsi que le relève très justement Simone de Beauvoir, même dans l’amour, les hommes conservent leur souveraineté, tandis que les femmes aspirent à s’abandonner. Dans son livre controversé, La Dialectique du sexe, Shulamit Firestone allait un peu plus loin encore en affirmant que l’origine du pouvoir social et de la puissance des hommes est l’amour que les femmes leur ont donné et continuent de leur donner, suggérant par là que l’amour est le ciment au moyen duquel a été construit l’édifice de la domination masculine.
En juxtaposant l’idéal amoureux romantique et l’institution du mariage, les institutions politiques modernes inscrivent les contradictions sociales au cœur de nos aspirations.
La sociologie doit impérativement explorer les émotions qui reflètent la vulnérabilité du moi dans les conditions de la modernité tardive. L’amour est de ces émotions. La souffrance amoureuse n’est pas secondaire. Les expériences de l’abandon et de l’amour non réciproque sont aussi cruciales pour notre propre récit de vie que d’autres formes d’humiliation sociale. La souffrance psychique a deux caractéristiques cardinales, comme l’a suggéré Schopenhauer, la souffrance découle du fait que nous vivons à travers « le souvenir et l’attente ». La souffrance fait l’objet d’une médiation par l’imagination : ces images et idéaux qui composent nos souvenirs, nos attentes et nos désirs.
Un certain nombre d’éléments donnent sa spécificité à la souffrance amoureuse moderne : la dérégulation du marché matrimonial (chapitre I), la transformation de l’architecture du choix amoureux (chapitre II), l’importance écrasante de l’amour dans la constitution de l’estime de soi sociale (chapitre III), la rationalisation de la passion (chapitre IV), ainsi que les manières par lesquelles se déploie l’imagination amoureuse (chapitre V). Le malheur amoureux comme le bonheur amoureux ont une forme moderne que ce livre veut élucider.
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