A travers la biographie collective d’une génération d’intellectuels allemands fuyant l’avènement du nazisme (rééditée chez Autrement en version corrigée), Evelyn Juers explore une vie de déracinés, une vie de déplacements faisant naître selon Walter benjamin le « sentiment intime d’un lieu et d’un temps désormais perdus ». Perdus parce que l’exil de ces romanciers et philosophes se révèle sombre.
Dés lors, plus qu’une biographie collective, il s’agit d’un hommage à des écrivains qui ont façonné la culture européenne d’avant-guerre avant qu’elle ne se brise contre le mur du nazisme. Parmi ces auteurs, les frères Mann, Thomas le Prix Nobel consensuel et Heinrich l’activiste littéraire fer de lance d’un mouvement politique ouvertement opposé à Hitler. Dans leur ombre, l’auteur s’intéresse également à Walter Benjamin, Bertold Brecht, Alfred Döblin… tous contraints à l’exode en Europe puis aux Etats-Unis lorsqu’ils ont senti l’étau du nazisme se resserrer. On croise aussi Virginia Woolfe, André Gide ou James Joyce. Toute une époque.
Le tour de force d’Evelyn Juers est d’articuler de manière convaincante toutes ces vies comme si elles s’entremêlaient et composaient une épopée allemande : à l’effervescence littéraire succède une vie d’errance, d’échec, d’angoisse, d’insomnies et de somnifères, parfois de suicide lorsque les instants d’insouciance d’hier et les promesses d’avenir s'évanouissent. C’est véritablement une épopée germanique car, au-delà de la nostalgie et du sentiment de culpabilité du survivant, cette biographie incarne le tempérament romantique des allemands à cette période, enclins à un certain idéalisme selon lequel leurs écrits pourraient éveiller une force politique contre le pouvoir d’Hitler. Leur amertume se révèle à la hauteur de leur impuissance.
Si la première partie repose sur un foisonnement de notes, de références littéraires et philosophiques mal coordonnées pour tenter d’esquisser l’histoire de la famille Mann, dans la seconde partie Evelyn Juers parvient à rendre cette biographie captivante. Elle éveille chez le lecteur la sensation de lire un roman. Pour adoucir les portraits, une écriture parfois trop clinique et une rigidité dans les faits lorsque les évènements défilent à rythme frénétique, l’auteur australien use de certains artifices faisant entrer le lecteur dans l’intimité des écrivains. Emotions supposées, raisonnements analogiques, déductions…le lecteur pénètre une intimité inhabituelle et découvre une fragilité des êtres face au chaos du monde.
Mais c’est une audace littéraire qui n’est pas toujours opportune car la spéculation fictive laisse parfois un curieux sentiment de dépasser l’exactitude factuelle et de lire davantage une fiction quasi-biographique qu’une biographie romancée.
On en déduit que l’auteur semble hésiter entre la fiction et la biographie. C’est un texte dense, nourri de correspondances et des mémoires des écrivains. Mais la tentation de naviguer de manière synchronique entre les diverses vies et périodes s’est cependant imposée et c’est peut être cette démarche qui rend le texte séduisant.
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Reçu dans le cadre d'un programme LIBFLY-FURET DU NORD, que je remercie tous deux chaleureusement.
Rarement n’ai-je été aussi heureux de terminer la lecture d’une thèse. Une thèse ? Mais on vous a bien confié un livre, non ? Vous vous trompez complètement, répondis-je. Il s’agit bel et bien d’une thèse, et pas autre chose : ce n’est ni une fiction historique, ni une biographie historique mais une thèse d’aspirant docteur en histoire. D’autant (merci à Lucie chez LIBFLY de m’avoir offert cette expérience) que la thèse en question est arrivée avec ses corrections suggérées. Je m’explique, cela donne ceci : « Glissing contestait (critiquait) un essai », « Nelly était en situation dangereuse (posture) » (page 108), ou bien «Les écoles juives encouragent un caractère (favorisent un trait) particulier en conséquence (du fait) du vécu double de tous les enfants juifs habitant en Allemagne » (page 120). On pourrait trouver cela énervant, je me suis pour ma part esbaudi d’une telle trouvaille, faire lire une thèse en cours de correction bien que déjà imprimée. Les fautes d’orthographe ou d’accord sont présentes mais heureusement plus rares : peut-être ce livre vient-il d’être traduit et n’a-t-il pas encore bénéficié d’une correction professionnelle ?
Reconnaissons à l’auteur un mérite : le nombre d’ouvrages qu’elle a du avaler pour être ensuite capable d’aligner des extraits de chacun bout à bout est impressionnant, elle en donne d’ailleurs le détail à la fin de sa thèse : seul le passionné tiendra néanmoins à les compter…
C’est l’histoire d’une famille juive, les Mann (Thomas, Heinrich, Klaus, sans oublier Nelly) de la toute fin du XIXème siècle à la fin de la seconde guerre mondiale. On croise Kafka, Brecht, Freud, Max Ernst, Joseph Roth et quelques autres, au fil de leurs rencontres avec un ou plusieurs membres du clan déchiré des Mann. Cette thèse d’histoire est néanmoins centrée sur Heinrich Mann et son épouse Nelly. Juive, la famille a la prudence de s’enfuir dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et donc bien avant la « nuit de cristal » qui devait dans l’esprit des nazis précipiter l’émigration juive vers d’autres cieux (France, Espagne, Grande-Bretagne, Australie, USA) qui, pour être plus cléments, ne seront guère accueillants, et s’il y a quelque chose à retenir de ce livre, c’est que le long chemin vers la recherche de calme n’est pas un parcours de santé, d’autant que l’arrivée en Australie se solde, là aussi, par l’internement.
Publiée en 2009 par Evelyn Juers, auteur australien né en Allemagne, cette thèse fait volontiers appel aux clichés préférés des australiens à notre endroit, qui imaginent volontiers nos compatriotes toutes enrôlées aux Folies Bergère et heureuses de l’être. Exemple : « en avril 1893, dans un état de raptus sexualis, il fit une virée à Paris, suivie par un bref et ultime retour à Lübeck en mai ».
Rédigé dans un style qui rappelle un peu trop la rédaction de lycée, un mot à mot laborieux, le livre recèle un défaut important : il ne nous rend pas vraiment la famille Mann sympathique. Les deux frères ne s’aiment pas, se jalousent mais par contre aiment bien l’argent. L’épouse de Thomas, Nelly, hésite entre alcool et somnifères : on ne peut s’empêcher de comparer leur histoire à celle de juifs plus pauvres qui connurent une fin affreuse. Douée d’une prescience de l’horreur remarquable, cette famille ne brilla pas par un courage autre que littéraire. Dans le genre « protégez-moi de mes amis », les Mann se seraient peut-être émus de la prose d’Evelyn Juers.
Les actes de résistance de la famille se limitent en effet à la fuite ou à la vision de loin. Ainsi, Thomas Mann « lisait L’idiot de Dostoïevski, et n’était pas sûr de rentrer en Suisse. Encouragé par les applaudissements à Salt Lake City, où il prononça sa conférence et lut des extraits de son œuvre devant deux mille personnes. Vienne ravagée, arrestations massives, actes abjects de cruauté, de sadisme, de lâcheté. Le jeudi 24 mars, ils s’installèrent à l’hôtel Beverley Hills, à Hollywood. Il alla à la plage, inspira profondément et regarda autour de lui, mesurant l’échelle américaine des choses, son ampleur et sa nouveauté, et la lumière, le parfum entêtant des eucalyptus, mêlé à la brise océane. En écoutant la radio, en lisant les journaux, en parlant de l’Europe… » Ici, on est en sueur, on attend, on espère : va-t-il tenter quelque chose, alors qu’il séjourne dans le plus bel hôtel de la côte ouest et incontestablement le plus cher ? Il réfléchit sans doute longuement, et aussitôt on apprend qu’ « ils décidèrent de rester à Los Angeles pour le moment ». Avisés, les Mann.
Tout n’est cependant pas négatif. Pour être juste, on nous révèle qu’Heinrich et Nelly étaient des habitués du café Monnot, place Masséna à Nice et que Klaus fréquentait celui des Deux Magots à Paris. Pour être juste encore, le livre comporte quelques traces d’humour involontaire. Ainsi, on apprend de l’immense auteur que fut Thomas Mann ceci : « chaque fois qu’il lisait Pouchkine à l’heure du coucher, Thomas n’avait pas besoin de somnifère ». L’auteur du présent billet dut pour sa part refuser Morphée et ses bras, et rendit grâce à l’arabica, lorsqu’il entreprit de lire Chemins d’exil ! Pour être juste enfin, j’ai appris avec reconnaissance que « Le dernier livre que Freud lut avant de mourir fut le conte fantastique de Balzac, La peau de chagrin ». Je serais trop cruel si j’avouais ne vouloir retenir que cela de cette thèse d’histoire, aussi m’abstiendrai-je.
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Pas eu le courage d'aller plus loin que les 30 premières pages...
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