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Citation de Partemps


ECRIRE LA CHAIR
Face aux ruptures qui le dissocient de sa pensée et de sa langue, Antonin Artaud élabore
dès les premiers textes une stratégie d'écriture qui vise à restaurer ce corps idéal qui ne surgit plus
que par éclairs. Dès 1925 dans le numéro 3 de La Révolution Surréaliste, il annonce "une
nouvelle langue" qui est avant tout à entendre comme "moyen de folie, d'élimination de la
pensée, de rupture, le dédale des déraisons" (I**, 34). Cette langue-dédale d'une écriture qui veut
rompre avec la maîtrise subjective de la pensée s'inscrit dans la logique des mouvements
littéraires de l'époque, à commencer par le Surréalisme dont les théories l'accompagneront au
début. Il ne saurait être question de déterminer à l'intérieur de ce premier mouvement des phases
correspondant à un découpage chronologique. Les premières théories théâtrales d'Artaud sont
contemporaines de la Correspondance avec Jacques Rivière. De même, son premier manifeste
pour le théâtre, L'Evolution du décor (II, 11-15), qui parut en avril 1924 dans Comoedia contenait
déjà nombre d'idées qui seront reprises deux ans plus tard dans les textes du Théâtre Alfred Jarry.
On peut toutefois repérer dans ces dix premières années de la production littéraire d'Antonin
Artaud les assises logiques d'une écriture qui, dans les textes de la maturité, parviendra à
bouleverser profondément nos habitudes de lecture et nos repères subjectifs. Ce mouvement
commence avec les premiers textes importants des années 1923-1924 (si l'on excepte les poèmes
de jeunesse antérieurs) et s'achève avec les théories théâtrales; c'est dans les années 1933-1934
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avec la rédaction d'Héliogabale que s'ouvre en effet un autre champ, celui de l'exploration
systématique de la voix impersonnelle et collective des mythes.
Le corps intégral, ce continuum corps-pensée non encore rompu, Artaud lui donne d'abord
le nom de Chair. "Il y a des cris intellectuels, des cris qui proviennent de la finesse des moelles.
C'est cela, moi, que j'appelle la Chair. Je ne sépare pas ma pensée de ma vie. Je refais à chacune
des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair" (I**, 50). Il y a,
suggère-t-il, de la pensée pré-identitaire qui surgit non en moi mais dans la chair qui pulse en
deçà de mon corps anatomique et dans laquelle celui-ci est comme découpé. La chair est un
double indissociable de matière et d'esprit, d'organique et de spirituel fusionnés. Dans les textes
surréalistes de 1925, la Chair - qu'il orthographie souvent avec une initiale majuscule - désigne ce
milieu fondamental où matière et intellect se mêlent. C'est une masse traversée par de l'énergie,
du corps à la fois solide et subtil, une matière impulsive et vibrante où s'enracine la substance
pensante : "J'imagine un système où tout l'homme participerait, l'homme avec sa chair physique
et les hauteurs, la projection intellectuelle de son esprit" (I**, 50).
L'existence de cette "masse plastique" vitale, il en trouve confirmation à l'occasion
d'expériences limites où le corps se dilate et s'ouvre sur l'infini. De telles expériences, qu'il
s'agisse de rêves, d'hypnose, d'extases opiumniques ou d'écriture automatique, ont en commun de
dissoudre le sujet de la maîtrise logique; en un éclair ce sont les territoires primitifs du Moi, en
deçà de toute frontière, qui semblent resurgir et singulièrement, ceux de "certaines situations de
l'enfance où la mort apparaissait si claire" :
"Cette mort ligotée où l'âme se secoue en vue de regagner un état enfin complet et
perméable, [...] / après avoir perforé elle ne sait plus quelle barrière, - et elle se retrouve
dans une luminosité où finalement ses membres se détendent, là où les parois du monde
semblent brisables à l'infini" (I*, 126-127).
C'est précisément dans ces rencontres fulgurantes, phosphoreuses dit Artaud56, qu'est
retrouvée la certitude de ce corps infini et archaïque qui est comme l'ombre de l'autre. On a
parfois cru reconnaître dans cette notion de "chair" qu'il utilise à l'époque une réminiscence de
l'élan vital de Bergson. Henri Gouhier par exemple, y voit comme chez le Bergson de
L'Evolution créatrice, une idée de psychique coextensif au biologique où la vocation poétique se
confond avec l'impulsion vitale57. Pourtant même si l'on peut à l'occasion évoquer, comme
Derrida lui-même l'a fait, à propos de telle ou telle formulation d'Artaud une "veine
bergsonienne"58, il reste que cette notion de "chair" selon nous, renvoie davantage à MerleauPonty qu'à Bergson, là encore, "avec les précautions requises". Jacques Garelli dans le chapitre de
conclusion du livre qu'il consacre à Artaud59 évoque la possibilité d'un rapprochement avec la
pensée de Merleau-Ponty sur ce point essentiel qui concerne la nécessité de réviser nos notions

56 "J'imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable
de la réalité" (I*, 82).
57 Henri Gouhier, op. cit., p. 20-21.
58 Jacques Derrida, op. cit., p. 267. Notons cependant que c'est surtout à propos des théories théâtrales d'Artaud que
J. Derrida suggère le nom de Bergson.
59 Jacques Garelli, Artaud et la question du lieu, José Corti, 1982.
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réalistes et absolues concernant les frontières du corps. "Où mettre la limite du corps et du
monde, demande Merleau-Ponty, puisque le monde est chair"60.
Sans chercher à assimiler purement et simplement le concept de "chair" chez les deux
auteurs, on peut tenter un instant de relire ces premiers textes d'Artaud à la lumière de la
phénoménologie de Merleau-Ponty puisque l'on décèle chez l'un et l'autre une interrogation
voisine sur les rapports de la pensée et du corps. On sait en outre que Merleau-Ponty appréciait
suffisamment l'oeuvre d'Artaud pour avoir eu l'intention de l'inclure dans l'ouvrage qu'il avait
projeté de réaliser, une étude de "cinq perceptions littéraires : Montaigne, Stendhal, Proust,
Breton, Artaud"61. Même si l'ouvrage ne fut jamais écrit, on retrouve dans Le Visible et
l'Invisible, livre où le concept de "chair" est central, maintes notations qui semblent comme l'écho
de la pensée d'Artaud dans le champ de la philosophie62. L'un et l'autre en effet veulent prendre
appui sur ces territoires primordiaux où le Moi ne se distingue pas - ou pas encore - des
profondeurs d'un monde d'où il émerge, sur ces espaces pré-subjectifs, cette "pré-égologie"63
qu'ils explorent.
La chair dont parle Merleau-Ponty, est un espace topologique fait d'enroulements et
d'enveloppements, de réversibilité du dehors et du dedans, à la jointure du corps et du monde.
C'est dans ce corps que la Phénoménologie de la perception avait déjà décrit, que naît la pensée;
c'est en lui qu'apparaît le chiasme "qui se manifeste par une existence presque charnelle de l'idée
comme par une sublimation de la chair"64. Idée proche de celle d'Artaud : "Il y a un esprit dans la
chair, mais un esprit prompt comme la foudre" (I**, 51). De même chez Merleau-Ponty, la
réversibilité du voyant et du visible: "le corps visible, par un travail sur lui-même, aménage le
creux d'où se fera une vision, déclenche la longue maturation au bout de laquelle soudain il verra,
c'est-à-dire sera visible pour lui-même, il instituera l'interminable gravitation, l'infatigable
métamorphose du voyant et du visible [...]. Ce que nous appelons chair, cette masse
intérieurement travaillée"65. C'est une gravitation semblable et le même creusement du corps
charnel que l'on retrouve par exemple dans l'Ombilic des Limbes :
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