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Citation de Partemps


Evelyne Grossman
THEATRE D'ECRITURE
Il convient de distinguer chez Artaud ses textes de théâtre et ses textes sur le théâtre. Les
premiers, on l'a vu, explorent la voie surréaliste du théâtre mental et se situent à la limite de
l'irreprésentable. Les seconds, textes réflexifs et théoriques, manifestes ou lettres, constituent,
plus que ses pièces à proprement parler, l’œuvre théâtrale d'Artaud jusqu'à son départ pour le
Mexique en 1936. Bien davantage, ces textes écrits sur le théâtre sont eux-mêmes théâtre à part
entière : programmatiques ou descriptifs, ils sont d'une force et d'une intensité communicative
telle, qu'ils incarnent véritablement l'espace poétique ouvert qu'Artaud appelait de ses vœux sur
la scène du théâtre. Il serait inexact de voir une contradiction entre son écriture théâtrale et la
théorie qu'il élabore conjointement. Ce qu'il nomme la "poésie dans l'espace" (IV, 37), c'est en
premier lieu dans l'espace textuel qu'elle se déploie. C'est là qu'il commence, avant même le
travail ultérieur sur les glossolalies, à ouvrir les limites de la page en brisant la linéarité
syntaxique, à transformer le rapport entre écriture et lecture en un Théâtre d'écriture.
Pour qui voudrait voir un paradoxe dans cette affirmation que le théâtre d'Artaud n'est pas
tant celui qu'il tentait de réaliser sur les planches que celui, écrit, qu'il met en scène sur la page,
rappelons qu'un des modèles constants d'Artaud au théâtre fut l'art pictural. L'écriture est un
théâtre comme l'est la peinture. De Masson à Balthus, d'Uccello à Van Gogh, en passant par
Lucas van den Leyden et bien d'autres, l'intérêt d'Artaud pour la peinture ne s'est jamais démenti.
Loin d'y voir un art statique, il le conçoit au contraire comme l'aboutissement même du théâtre.
Le tableau de Lucas van den Leyden, les Filles de Loth, qui l'avait tant frappé au Louvre par son
"harmonie visuelle foudroyante" s'adresse, dit-il, autant à l'oreille qu'à l’œil; on y entend un
véritable "déchirement sonore" et sa force naît de la tension qui l'écartèle entre énergie et
désastre, pesanteur et grésillement. Et si "cette peinture est ce que le théâtre devrait être, s'il
savait parler le langage qui lui appartient" (IV, 34), c'est que le langage théâtral ne se réduit pas
au langage de la scène : seule une écriture retrouvant cette tension primordiale entre force vitale
et vie arrêtée, cri et silence, mobilité et immobilité, pourra se faire théâtre.
Remarquons au passage que Joyce établit dans son essai consacré au tableau de Mihaly
Munkacsy Ecce Homo, un parallèle proche de celui d'Artaud, entre la peinture et la notion d'un
"drame" qu'il entend ne pas limiter au théâtre. Le drame pour lui est une "transe muette", la
représentation du mouvement et du "jeu intriqué des passions" dans la peinture. Pour Joyce, Ecce
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Homo est un drame : "un merveilleux tableau silencieusement, intensément dramatique ... un
carnaval démoniaque"84.
Dans l’œuvre d'Artaud, entre le Pèse-Nerfs et le Théâtre de la Cruauté, une parenté
profonde existe, celle d'une tension irrésolue qui ouvre le mot et le texte sur une innombrable
immobilité. Ce qui était dans le Pèse-Nerfs ouverture de failles dans le texte, suspension du sens
et va-et-vient tremblé des hésitations de lecture, se poursuit ici avec violence. Les lézardes qui
s'ouvrent dans le corps du mot révèlent en-deçà, le grouillement des larves du sens et c'est une
force de déstabilisation qui surgit, comme dans ce tableau de Brueghel le Vieux, Dulle Griet,
qu'Artaud décrit dans une de ses Lettres sur le Langage:
"Et de toutes parts le théâtre y grouille. Une agitation de la vie arrêtée par un cerne de
lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit livide et
grinçant s'élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne
rendent jamais la même couleur. La vraie vie est mouvante et blanche; la vie cachée est
livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles d'une innombrable immobilité" (IV,
116-117; j.s.).
L'espace du texte, comme celui de la peinture s'écoute en même temps qu'il se voit; il se
creuse de doubles sens et de bas-fonds. Comme les tableaux des peintres primitifs, il se fait
théâtre : "et voici que le langage de la littérature se recompose, devient vivant; et à côté de cela
comme dans les toiles de certains vieux peintres les objets se mettent eux-mêmes à parler" (IV,
116). Ni l'écran de cinéma ni la toile du peintre ne sont des surfaces planes où l'image viendrait se
prendre pour y rester collée; et pas plus la page blanche où s'imprime l'écriture. La surface
s'ouvre et se fait support de projection : présente ici, elle ouvre sur un ailleurs. Le texte se lit
linéairement mais aussi en profondeur, verticalement et de biais, à l'oblique : "dans le spectacle
nous introduirons une notion nouvelle de l'espace utilisé sur tous les plans possibles et à tous les
degrés de la perspective, en profondeur et en hauteur" (IV, 120). Que l'on considère les premiers
écrits, ceux du Théâtre Alfred Jarry ou plus tard du Théâtre de la Cruauté, il apparaît clairement
que la notion d'espace telle qu'Artaud nous invite dès cette époque à la concevoir, ne peut
recouvrir ni un discours poétique abstrait ni l'espace théâtral traditionnel. Cet espace corporel et
mental qu'il appelle la "Chair" et dont il poursuit la recherche au théâtre nous oblige à repenser
nos propres catégories.
De ce point de vue, le théâtre d'Artaud, au sens strict de l'écriture scénique, ne fonctionne
pas (à preuve, Les Cenci) en partie sans doute pour les mêmes raisons que le théâtre de Joyce (à
preuve, Les Exilés). L'un et l'autre en effet élaborent progressivement une conception du sujet
ouvert, aux limites imprécises, qui est l'inverse même de ce qui sur scène peut exister au titre du
personnage. Dans le théâtre mental d'Artaud, les personnages passent l'un dans l'autre et
fusionnent. Formulons-le ainsi pour faire bref : ces sujets ne sont pas des individus au sens
classique du terme. L'écriture théâtrale de Joyce, on le verra, tente de mettre en scène un espace
subjectif qui échoue à s'incarner et se contente de tisser et entrelacer les noms de ses
personnages-lettres (Archie-Richard; Robert-Bertha; Bertha-Beatrice). De même chez Artaud,
ces phénomènes subtils d'inclusion et de rejet que nous avons commencé à reconnaître dans
l'écriture des poèmes mentaux, se traduisent difficilement sur la scène concrète du théâtre surtout

84 "Essais, articles, conférences", op. cit., p. 910-917.
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si l'on y maintient la cohérence psychologique ou sociale des personnages, la linéarité des
échanges verbaux ou la progression chronologique de l'action.
Ainsi, le thème de l'inceste qui revient de façon récurrente dans son théâtre et au-delà, du
Jet de sang aux Cenci ou à Héliogabale, est d'abord la métaphore-écran, comme on le dit de
certains rêves, de cette fusion désindividuante qui interdit aux personnages d'exister comme
sujets séparés. En ce sens, la provocation n'est pas là où on le croit. L'inceste est la traduction
thématique de cette perte des limites qui perturbe les repères subjectifs et l'ordre symbolique tout
entier. Les personnages se dissolvent, leurs contours fondent et se liquéfient, comme la tête du
clergyman à l'intérieur de son bocal, dans le scénario du même nom. Deux exemples peuvent
illustrer ce traitement théâtral du thème de l'inceste dans deux pièces écrites à quelque 10 ans de
distance, Samouraï et les Cenci.
Samouraï ou le Drame du Sentiment est une courte pièce qu'Artaud ne monta jamais et qui
correspondait, dit-on, au goût de Charles Dullin pour le théâtre japonais. Samouraï est l'emblème
de ces personnages d'Artaud à l'individualité mouvante et imprécise qui incarne à la fois luimême et son père le Roi. L'autre "personnage" (qui fait aussi fonction de récitant ou de Choeur à
la manière antique et assez peu japonaise) se nomme le Précepteur. Assez vite, le Précepteur se
démultiplie : tantôt lui-même, tantôt la Reine, tantôt la Fille, tantôt le Père-Roi, tantôt la voix
intérieure du Samouraï, tantôt tous les personnages à la fois, il est quasiment à lui tout seul
l'incarnation de l'inceste. A la différence pourtant des poèmes mentaux comme Paul les Oiseaux,
Samouraï est une pièce entièrement dialoguée, découpée en quatre actes et très clairement prévue
pour une scène sur laquelle le rideau se baisse parodiquement à la fin de chaque acte. Certaines
didascalies sans doute relèvent davantage du "poème de théâtre" que de la scène, comme celle-ci
: "insensiblement, les mouvements de l'âme du Samouraï s'adaptent aux mouvements de la
musique" (II, 89), mais le thème de l'inceste, de la fusion-dévoration des personnages trouve sa
transposition scénique, en particulier dans les jeux de masques. Dans cette parodie de scène
oedipienne, les masques tentent de rendre compte de la superposition de personnages qui sont
tous des "émanations du désir" de Samouraï : "voyez, le rythme s'accélère. Il n'est déjà plus
l'amant de sa mère. Il est l'époux de sa sœur que le rêve a faite sa fille. Il touche aux confluents de
ses désirs" (II, 94). Les mêmes gestes accomplis (les mains levées au ciel) indiquent le
dédoublement du Père en Précepteur et Roi; le Samouraï lui-même à la fin tombe son masque de
vieillard (ô surprise, il était donc aussi depuis le début, le Père-Roi!) et "son visage apparaît
incroyablement jeune" (II, 98). Ce qui caractérise cette pièce, contrairement sans doute aux
Cenci, ce sont ses accents parodiques et son humour. L'inceste généralisé, quasiment promu au
rang de mode de gouvernement bien avant Héliogabale, devient le thème central d'une pièce
ironique qui met en scène avec excès et démesure les troubles de la personnalité d'un "Samouraï
fou" qui se prend pour les autres et confond les frontières :
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