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Citation de Partemps


Evelyne Grossman
d'un gâchis méticuleusement mis en scène et qui ne laisse aucun espoir d'ouverture : le salut est
impossible dans ce monde où les victimes sont coupables, les coupables victimes et les valeurs
décomposées. Ne sachant trop qui plaindre ou qui condamner, le lecteur là encore vaguement
accablé, se résout à ne pas choisir et contemple le désastre à distance, - mise à distance qui,
subtilement, lui fait rejoindre celle du héros.
Si Dublinois met en scène la lente décomposition d'un monde c'est d'abord pour en
exorciser la menace et fixer une ligne de partage; ligne de départ aussi bien puisque Joyce écrira
les dernières nouvelles alors qu'il a déjà quitté l'Irlande. Dans le Prologue du livre qu'il consacre
au Dublin de Joyce et qu'il intitule avec humour "Shaking hands with the corpse" (l'adieu au
cadavre), Hugh Kenner décrit la splendeur passée d'une cité réduite au culte des ancêtres
disparus, littérateurs, philosophes et politiques, Jonathan Swift, Edmund Burke, l'évêque
Berkeley, Emmett, Parnell et les autres122. Paralysie de l'histoire, elle est devenue depuis le dixhuitième siècle la ville des morts et Joyce, pris entre l'amour de son oisiveté et la haine de sa
léthargie, s'en sentira toujours à la fois citoyen et exilé.
Cette défroque charnelle qui était aussi son corps, Joyce symboliquement s'en est défait, et
elle gît pour l'éternité, au loin, inoffensive à condition de la maintenir à distance d'écriture. On
retrouvera ainsi dans le Portrait, comme de l'autre côté du miroir, l'épiphanie d'un corps
magnifiquement échoué: Mort et Transfiguration de Dublin.
"Au loin, suivant le cours de la paresseuse Liffey, des mâts élancés rayaient le ciel, et
plus loin encore, la fabrique indécise de la cité s'étalait dans la brume. Pareille au décor de
quelque tapisserie estompée, vieille comme la lassitude de l'homme, l'image de la septième
ville de la chrétienté apparut nettement par delà l'atmosphère intemporelle" (P,695).
Double corps, on le voit, ce corpus dédalien et dont la progressive construction s'accomplit
en miroir: Dublin, le jeune homme; corps gisant de la ville dans les terrains vagues et les détritus,
corps flamboyant et idéalisé de l'artiste prenant son envol. Aux yeux de Joyce, l'indice le plus
clair de la fossilisation de la ville est la langue épuisée que parlent ses habitants. Kenner le note,
dans Dublinois, Joyce peint avec insistance des personnages qui s'expriment par citations et
clichés ("Un Dublinois sur deux est Bouvard et Pécuchet"123) et la ville elle-même est comme
embaumée dans cette langue morte. Stephen parfois, étouffe sous cette gangue de mots pétrifiés :
"jusqu'à ce que [...] son âme, soudain vieillie, se recroquevillât en soupirant, tandis qu'il suivait
une ruelle encombrée par les débris d'un langage mort" (P,706).
La mission de l'artiste, celle que le jeune Joyce élabore conjointement dans Stephen le
Héros puis dans le Portrait de l'artiste, sera précisément de ressusciter la langue, non pas au sens
où l'entend la Renaissance gaélique dont il refusera toujours les mirages nationalistes et
archaïsants mais comme une entreprise de remise au monde de l'artiste par lui-même: recréant
une langue vivante à la fois singulière et collective, l'écrivain redonne vie au corps, celui de la
ville mais aussi le sien, dont tout le Portrait explore avec minutie l'inquiétante étrangeté. Si Mr
James Duffy vit "un peu à distance de son corps", Mr James Joyce lui, l'écrit. Il s'éloigne du corps

122 Dublin's Joyce, op. cit., pp. 1-4.
123 Op. cit., p. 8.
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décomposé de sa ville natale, distance où s'élabore un style qui permette de s'en approcher à
nouveau. Avec Dublinois, l'écriture commence à être pour Joyce cette oscillation entre proximité
et distance qui permet de toucher l'horreur avec les mots. C'est la même oscillation que vont
tenter de décrire, parallèlement, les Epiphanies. Du corpus dédalien au "joycien", cette langue
infinie de Finnegans Wake, s'élabore ainsi peu à peu le fantasme de Joyce, celui de façonner, une
langue-corps éternellement vivante où Dublin ressuscite à jamais et l'artiste avec elle.
L’ŒIL DE L'ESPRIT (PORTRAIT DE L’ARTISTE)
Stephen Dedalus, ce héros d'un roman dont il serait trop simple de dire qu'il est
autobiographique, cherche d'abord à trouver entre le réel et lui, entre lui et les autres, la distance
exacte qui lui permette d'exister. Qu'il se place trop loin et tout lui est étranger, sa famille, sa
langue, et d'abord son corps; qu'au contraire il s'approche trop et c'est le réel qui le happe pour
l'engloutir comme ce "fossé des cabinets" où enfant il manqua se noyer (P,545). Face à ce double
risque, il faut lire la théorie de l'Epiphanie que Joyce avait précédemment élaborée et dont il
réutilise l'articulation symbolique dans le Portrait, comme la recherche de la bonne distance,
celle qui va permettre au héros d'appréhender correctement l'objet, par accommodation exacte du
regard. C'est au fond ce qu'expliquait Stephen à Cranly dans Stephen le Héros : "Représente-toi
mes regards sur cette horloge comme les tâtonnements d'un oeil spirituel cherchant à
accommoder sa vision sur un foyer précis. A l'instant où ce foyer est atteint, l'objet est
épiphanisé". Et, plus loin : "L'âme de l'objet le plus commun dont la structure est ainsi mise au
point prend un rayonnement à nos yeux. L'objet accomplit son épiphanie" (SH, 512-514)124.
Que la visibilité du réel se traduise d'abord en termes d'optique ne signifie pas cependant
que tout se réduirait à calculer pour s'y immobiliser la distance focale idéale; l'épiphanie n’œuvre
pas dans l'espace géométrique de la représentation, celui du Traité d'Alberti ou même de cette
"boîte mentale" qui délimite le champ du regard dans la Dioptrique de Descartes. Ce qui
appartient à la fixation de la profondeur de champ et au cadrage adéquat de l'objet dans une
construction réaliste de l'image, s'efface ici devant la mise en scène d'une transfiguratio : l'objet
insignifiant, - entendons dépourvu de sens et par là d'existence -, et dont l'horloge du Bureau du
Lest est comme l'emblème, se met à rayonner et devient visible; mieux, il se métamorphose à
l'instant en fragment d’œuvre d'art. Dès lors, ce "mécanisme intérieur de l'appréhension
esthétique" que décrit le processus épiphanique, transfigure dans le même mouvement l'objet
perçu en objet d'écriture et le sujet qui s'y livre, en artiste : "Puis un beau jour je la regarde et je
vois aussitôt ce que c'est : épiphanie" (SH,512). Rien de moins neutre qu'une épiphanie donc,

124 La métaphore optique est tout aussi claire dans le texte anglais qui évoque : "the gropings of a spiritual eye which
seeks to adjust its vision to an exact focus" (SH,216). Jacques Aubert dans son introduction à l'édition des Oeuvres de
Joyce note qu'un rapprochement s'effectue entre "l'âme de l'objet" et cet "oeil spirituel" où Joyce entend peut-être "a
spiritual I", un "Je" spirituel (Op. cit., p. LIII-LV). Ce rapprochement irait dans le sens de notre hypothèse que
l'épiphanie est avant tout la recherche d'une distance idéale entre un "Je" et ses objets.
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puisque le regard qui s'y exerce est immédiatement inclus dans un processus qui le modifie et le
retourne sur lui-même.
En ce sens, le Portrait peut être lu comme une série d'épiphanies de Stephen qui cherche,
les perspectives étant renversées, à trouver la distance focale exacte qui lui permette d'exister
dans le regard de l'autre. Encore faut-il naturellement qu'il trouve un oeil pour le voir. Et si le
livre s'ouvre sous le regard du père - "son père le regardait à travers un verre" (P,537) - il en vient
rapidement à décrire les tentatives répétées qu'il accomplit pour exister à distance dans l’œil des
femmes, comme s'il s'agissait de s'arracher symboliquement de leur corps pour qu'enfin elles le
voient, à commencer par sa mère : "Mais lui, Stephen, aucun regard de femme ne l'avait
recherché" (P,766). Il y a sans doute dans ces premières épiphanies un fantasme de renaître
transfiguré dans le regard de la mère. C'est par une "épiphanie" similaire qu'Artaud se voyait
naître dans l’œil de la Voyante entre proximité et distance, haussé vers ce "seuil corporel" que lui
conférait, posé sur lui, le regard d'une "mère indulgente et bonne", regard accommodé entre fini
et infini : "Aux yeux de mon esprit, vous êtes sans limites et sans bornes [...]. Car comment vous
accommodez-vous de la vie, vous qui avez le don de la vue toute proche? [...] Et cet oeil, ce
regard sur moi-même, cet unique regard désolé qui est toute mon existence, vous le magnifiez et
le faites se retourner sur lui-même, et voici qu'un bourgeonnement lumineux fait de délices sans
ombres, me ravive comme un vin mystérieux"125.
Poursuivons un instant encore l'analyse de ce rapport entre l'épiphanie et le regard, jusqu'à
l'épisode de "Protée" dans Ulysse, où Stephen reprend la même interrogation : "Inéluctable
modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux" (U,39).
Tant il est vrai que la question pour Stephen est restée la même : comment aux autres se rendre
visible, lui dont la mère riait en écoutant le vieux Royce chanter dans la pantomime de Turco le
Terrible : "I am the boy / That can enjoy / Invisibility" (U,16), paroles qui résonnent comme un
refrain ironique maintenant que le regard mort de sa mère a envahi toute son existence ("Ses yeux
vitreux, du fond de la mort, fixés sur mon âme pour l'ébranler et la courber"). Souvenir de poses
qu'il prenait, façonnant seul son image dans le miroir : "Vous vous faisiez des salamalecs dans la
glace, avançant pour recevoir les applaudissements [...]. Brra! Personne ne vous voyait" (U, 42).
A présent Stephen perd son image et se noie : "Qui prend garde à moi ici? (Who watches me
here)", s'interroge-t-il (U,50;54); et c'est une épiphanie à rebours qui se lit dans cet
envahissement du réel par la bile verte que sa mère
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