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Citation de Charybde2


Trois mois plus tôt, je ne connaissais ni le goût de la cardamome ni la plongée. Tout le monde souriait en disant : ça y est, c’est l’été. Je me souviens que c’était une journée normale au travail. J’avais fait de la manutention. J’avais passé une partie de l’année à agrafer des câbles chez des gens, à agrandir des trous à la tarière et à trimbaler des poteaux. Ce jour-là, le dernier jour de mon contrat, je portais du matériel d’un point à un autre. C’était le premier jour qu’on passait vraiment en plein soleil. Alors qu’on préparait le terrain pour la trancheuse, une collègue nous a fait remarquer qu’un voilier s’était échoué sur un banc. Tous les maçons avaient arrêté leur travail pour regarder longtemps la scène. Deux femmes avaient passé la matinée à faire des relevés de points où on devait enfouir des tubes. La plus jeune avait demandé à faire plusieurs trous pour chercher de la roche. On allait devoir procéder autrement, avec des kilomètres de bétonnage s’il le fallait, parce que tous les trous étaient inondés, sauf celui de la digue. Tous les chantiers devaient renforcer la digue. La patronne disait aux autres planteurs que, de toute façon, toutes les digues étaient bâties sur du sable. Un jour ça s’écroule, il n’y a rien de plus normal pour des grains de sable que de faire craquer des digues. Elle levait les épaules et disait : l’essentiel, c’est de ne pas se faire en plus bouffer par les lichens. Ils rêvent de remplacer la terre émergée par des niveaux de digues. Après l’échouage du voilier, je me souviens avoir bougé, pendant une heure peut-être, des panneaux et des plaques de métal pour cacher les trous. Mais dans ma tête, c’est le trou noir. Je portais des choses sans y penser. Je me refaisais les doublages sur lesquels j’avais travaillé les soirs de cette semaine au studio. Il avait plu chaque fois ; on était restés à l’intérieur pendant les pauses. Une longue scène sans parole. Je ne sais plus pourquoi on l’avait regardée en entier, s’il n’y avait pas de répliques à doubler. Comme j’avais l’esprit ailleurs avec ces doublages pleins la tête, j’ai dû trébucher, faire tomber la plaque sur le bitume et sur une grande flaque. J’ai croisé le regard d’une femme dans un appartement de la corniche, qui a fait un mouvement de recul derrière un rideau. J’ai le souvenir au même moment d’une partie de vêtement totalement trempée au contact de ma peau. Quelque chose de salé, pas de la pluie, qui aurait stagné là. Quand j’étais gosse, je m’amusais à courir le long de la paroi de Rochebonne entre deux lames. Il y avait près de l’éventail de pierre une sorte de traverse. Ils avaient construit la digue comme ça, par un rétrécissement soudain. C’était en descente, puis on débouchait sur des centaines de carreaux de pierre trempés par le sable. Tout le monde le faisait. Tout le monde finissait avec les vêtements trempés. Un jour, il y a quelqu’un, pas forcément un enfant, qui s’est fait emporter par une lame. Les flics ont sorti tous leurs jouets. Parfois, sans que je m’en rende compte, le bruit des pales atomise une partie de mes pensées. Au feu rouge, de nuit, en plein milieu d’un baiser. Je peux être en train de travailler aux chantiers ou au studio de doublage, quelque chose de manuel, n’importe quel contrat d’intérim, de la manutention, avoir les bras enfouis jusqu’aux coudes dans la terre pour paysager des jardins, que j’entends tout à coup les pales tournoyer en tapage comme si ça montait depuis les nappes. Le pire c’est qu’ils n’ont rien trouvé ce jour-là. C’est un promeneur qui a signalé le corps gonflé des jours après. Il paraît que sa ceinture s’était prise dans une cardinale qui ne découvrait qu’aux grandes marées. Il paraît qu’un chien l’a trouvé et joué une bonne partie de l’après-midi avec une chaussure en charpie. Tout le monde en uniforme en train de courir sur le sable après le chien et le pied du noyé. C’est le genre d’images qui revient hanter. Dès qu’on voit un hélicoptère survoler la côte, on y pense. En plus, il y avait toujours des hélicoptères dans les séquences qu’on doublait cette année, et toujours un paquet de personnages qui ne semblaient pas les remarquer. Je me suis relevé et j’ai continuer à porter des morceaux de métal. Le vêtement ne sècherait jamais dans ces conditions. L’eau de mer ne sèche pas. Je me serais changé si j’avais dû aller au studio pour doubler, mais on avait fini les scènes. En vidant les poches du vêtement mouillé, je suis tombé sur le coupon-cadeau. Le logo du centre de plongée était un peu effacé par les plis de la poche et les poussières de sable. Les premiers numéros, ceux de l’indicatif, étaient déjà illisibles. Je me suis dit que si je n’appelais pas maintenant, je n’appellerais jamais. Alors j’ai appelé le centre et j’ai calé une plongée, la première. Je suis tombé sur Randy, que je connaissais du centre de voile, qui m’a dit qu’il faudrait voir avec la monitrice. Il a dit un prénom, quelque chose en V. C’est comme si je ne pouvais retenir que le son vélaire, et ça m’allait bien de ne retenir que ça. Il a dit : tu verras au dernier moment, parce qu’il faudrait s’arranger avec les horaires de l’aquarium. Est-ce qu’on plonge en bassin ? Je ne veux pas plonger en bassin, j’ai dit. Il a ri. Non, mais avec la saison estivale qui commence, on a beaucoup de réservations. C’est plein, mais il y a peut-être des créneaux libres avec la nouvelle monitrice qui plonge dans les bassins, pour les nettoyer. Il a dit : alors je vais appeler l’aquarium pour qu’elle travaille là-bas plutôt la nuit. Je ne comprenais pas. Il continuait : tu plongeras avec elle pendant la journée, comme ça. Viens et vois avec elle. C’est la sœur de Stella. Ensuite, Randy a raccroché. Un petit nuage sorti de nulle part s’est mis à cracher une averse. Dans le ciel il y avait le Samu qui fonçait vers l’océan. J’essayais de le repérer, mais je ne voyais rien. J’entendais juste le bruit du moteur.
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