« Vers vingt-trois heures, j'ai sursauté au son du téléphone : le père de Kevin, angoissé, n'avait aucune nouvelle de son fils. Sa réaction m'a surprise, comme s'il s'attendait à ce que ça arrive. Je suis de plus en plus convaincue que Kevin a fugué. Il doit y avoir quelque chose qui ne tourne pas rond entre ces deux-là. Comme prévu, son père a l'intention de prendre contact avec la police. Quand ? Je n'en sais rien. Je me sens responsable. »
On m'a bandé les yeux. Je sens la route défiler en dessous de la grosse limousine. Je ne dois pas savoir où nous nous rendons. Nous avons certainement traversé plusieurs quartiers de la ville. J'entends une circulation plus dense, nous nous approchons du centre.
Deux individus que je ne connais pas me conduisent à mon père, réfugié quelque part à Montréal. Je ne peux pas savoir où il se cache. A-t-il peur d'être dénoncé? Je ne sais pas. Mon père est lié d'une manière ou d'une autre à l'enlèvement d'un élève de ma classe, l'ado qui vaut le plus cher de toute l'école : Kevin Black, fils du président-directeur général d'une importante entreprise de matériel informatique. Mon père demande une rançon importante. Une partie a déjà été versée. J'ai eu droit à une augmentation de mon argent de poche et à une nouvelle chambre meublée tout confort. Mon père a fait ça pour moi.
« - Les gens sont voyeurs. C'est facile de détourner leur attention sur des faits divers sensationnels. Pendant ce temps, ceux qui nous gouvernent s'en mettent plein les poches dans les hautes sphères de nos administrations. On regarde les scandales qui se passent ailleurs, et on ferme les yeux sur notre petite vie de lobotomisé. »
L’embarcation gît un peu plus loin sur un haut-fond, la coque complètement disloquée. Je doute, tout à coup, que nous soyons arrivés là où nous devions débarquer.
Émilie accourt vers moi. Pas plus épaisse qu’une tranche de pain vue de profil, les cheveux en bataille, collés par l’eau de mer. Elle semble totalement désorientée.
— Où se trouvent l’animateur et l’équipe technique qui nous accompagnaient ? Rendu sur place, il devait y avoir un médecin, il est où ? Et les caméras, il ne devait pas y avoir des caméras ?
— Je n’en ai aucune idée, je ne sais pas, dis-je en époussetant le sable. C’est une bonne question, je ne sais pas… On est où, là ?
— Quoi ? Tu crois que… tu crois qu’on n’est pas à la bonne place ? (…)
Nous avons fait naufrage, c’est évident. (…) L’endroit est tout simplement magnifique. Une seule ombre au tableau : pour l’instant, nous sommes seuls. Complètement seuls. J’ai beau essayer de me souvenir de ce qui s’est passé hier soir, rien. Je me rappelle vaguement m’être couché sachant qu’il nous restait quelques heures de navigation et puis plus rien.
La scène se déroule au ralenti. Ma copine Natacha est près de moi, paniquée. Elle me fait signe qu’il faudrait mettre mon père à l’abri dans la maison, qu’il ne faut pas le laisser là. Natacha, malgré son bras dans le plâtre, tente de tirer mon père dans l’entrée. Je ne l’aide pas, je sais d’avance qu’il sera trop lourd pour nous deux.
Natacha me secoue pour me sortir de ma torpeur. Je ne réagis pas.
(...)
J’arrive difficilement à faire le point sur la situation. J’ai souvent entendu dire que la vie n’a pas de prix, qu’il faut profiter des bons moments quand ils passent et que chaque jour nous réserve sa part de bonheur ou presque. J’ai l’impression que cette journée-ci s’annonce plutôt mal. Il est deux heures du matin, mon père gît devant chez moi avec une balle dans le ventre et la police ne va pas tarder à me rechercher pour avoir été complice du plus gros cambriolage que la ville de Montréal ait connu. Comme nuit de Noël, on peut rêver mieux !