Francesca Quilichini

En hommage aux héros corses,
tombés au champ d'honneur,
et aux blessés de l'île de beauté,
témoignage admiratif et affectueux et en souvenir de mon rôle d'infirmière visiteuse des blessés corses en traitement à Paris, et de mon séjour à Corte avec mon mari, professeur de philosophie mort accidentellement en 1914, dans la Restonica, faible témoignage de reconnaissance pour la sympathie de la population cortenaise en ce jour de de grand malheur.
Marie-Emilie Réallon. Paris, le 2 avril 1924. (Document A. D. de Haute-Corse)

Je rouvre ma fenêtre, et, penchée au-dessus de deux aloès, rapportés de Corte, comme une pieuse relique, parce qu'ils ont été cueillis dans le petit jardin qui entoure la chapelle mortuaire où repose le corps de celui qui était toute ma vie, et qui tristement s'étiolent dans leur petite caisse parisienne, loin du sol natal, de l'air parfumé des montagnes et des chauds rayons du soleil corse...

Pour l'heure, je ne prends avec moi que le strict nécessaire et donne à mes amis et voisins les effets et meubles qui ne feront que m'encombrer. J'emporte avec moi ma chatte Criquette et ma chienne Bobette, mes deux petites amies si chères, ainsi que les livres, les cahiers et le portrait de mon défunt mari. Que la route est longue de Corte à Paris! Que Dieu nous assiste dans ce terrible périple!

Je visite Lariboisière, Chaptal, Villemin, le Panthéon, Polytechnique, le Val-de-grâce, Necker et Buffon, sans trouver l'ombre d'un blessé corse.
Je rentre admirant en passant la physionomie de Paris qui fait l'étonnement de tous ceux qui sont de passage ici. Tous ont la même exclamation! On ne dirait pas que c'est la guerre et que le champ de bataille est proche. Rien n'est changé!...
Si cependant, quelque chose est changé et si l'allure est la même, si la Parisienne garde son élégance que rien ne peut détrôner, même les vêtements de deuil qui, au contraire, augmentent son cachet de distinction, si à cinq heures, malgré les événements, on a du plaisir à se rencontrer au thé, ou dans le salon du couturier, les idées ont pris une autre direction.

Petites hirondelles, peut-être venez-vous de Corse? Et vous êtes-vous posées quelquefois sur le funèbre chapelle entourée d'aloès qui contient le corps à jamais inanimé de celui qui dort sur la terre hospitalière où il avait commencé sa vie d'homme, mon mari avait commencé son service militaire à Bonifacio, et où il l'a si tragiquement terminée, et venez-vous près de moi pour me le dire? Que ne puis-je comprendre votre doux langage, petit oiseau précieux!