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Critiques de François Cervantès (1)
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Face à Médée

Trois femmes sur le plateau. Elles se tiennent debout dans la fumée, quelques tissus très légers tombent du plafond du théâtre. Leurs voix s’élèvent pour raconter l’histoire de Médée, celle que l’on dit magicienne, sauvage, celle qu’on résume le plus souvent à son infanticide. C’est un jour de fête bien particulier, la ville entière est invitée au mariage d’un étranger avec la fille du plus riche homme d’affaires de la région. Ils sont tous là, scientifiques, trafiquants, professeurs, infirmières… Ils attendent, et avec eux le public, la suite de l’histoire.



Créée le 19 janvier 2017 au Merlan, scène nationale de Marseille, la pièce Face à Médée a été écrite et mise en scène par François Cervantes avec sa compagnie L’Entreprise et les actrices Hayet Darwich, Catherine Germain et Anna Carlier. Du 7 au 28 juillet 2017, le spectacle était également donné dans le cadre du Festival OFF d’Avignon.



Dans la pièce, les trois actrices portent leurs propres prénoms : Hayet, Anna et Catherine. À travers leurs voix de femmes, leur singularité, le lecteur-spectateur est invité à se projeter dans la scène qui lui est contée. Leurs mots construisent peu à peu l’histoire, du mythe elles donnent tout à voir : l’impatience d’apercevoir la mariée, la joie qui se dégage du moment. Soudain, la foule se fige. On a laissé entrer la mort, elle trace son sillage entre les invités : Une femme aux vêtements tâchés de sang s’avance, tenant par la main ses deux enfants qu’elle vient d’assassiner. Du cœur de l’église monte un grand vacarme et un homme, le visage dévasté, paraît devant la foule. Il voit les hommes, les femmes, puis il ne voit plus qu’elle. Droite, lui faisant face. Et lui se met à hurler comme jamais auparavant et jamais plus après, un cri d’homme qu’on déchire.



À partir de cet instant, le mythe nous est conté dans son intégralité mais jamais les noms de Médée ni de Jason ne sont cités, jamais les personnages du mythe n’apparaissent sur scène. Hayet, Catherine et Anna s’expriment tour à tour, lient le destin de Médée au leur, se risquent à s’identifier, s’arrêtent pour laisser parler le silence, pleurent parfois. Médée les ramènent à leurs choix, à leur fragilité, à ce qui les constitue. Des questions émergent devant cette force qu’elles reconnaissent chez Médée, cette force qu’elles sentent parfois, sans la comprendre, et qui pourrait un jour les submerger.



Ces questions, elles se les posent entre elles tout comme elles les posent au public. Face à Médée chacun est renvoyé à sa propre existence, actrices comme lecteur ou spectateur. Dans un subtil jeu d’échos et de résonances, le mythe se met à nous parler et paraît plus universel que jamais. Au début de la pièce, Catherine s’adresse au public :



« Je ne veux pas dire que vous seriez capables de tuer, non, je ne pense pas ça



Mais tant que nous ne saurons pas pourquoi nous avons ça en nous, nous ne saurons pas tout à fait qui nous sommes, et nous ne pourrons pas vivre ensemble »



Est-ce qu’il nous faudrait alors revenir face à Médée, soutenir son regard pour mieux la (et finalement nous) comprendre ?



En racontant le mythe au travers des trois femmes sans même citer les noms des protagonistes, l’auteur se détourne des tragédies antiques, telles que celles d’Euripide ou de Sénèque, pour proposer une Médée dotée d’une puissance d’évocation magistrale. Absente du plateau et du texte, Médée envahit portant tout l’espace. C’est que tâcher de l’atteindre, de dessiner sa silhouette sur la scène du théâtre met la vie réelle en péril : les femmes trébuchent au fil de leur récit, elles souffrent et leurs voix, leurs silences, trahissent le trouble qui les envahit.



On ne peut saisir Médée, elle ne peut être là, sa vie appartient à un autre monde, profond et obscur, peut-être à une terre oubliée, à l’envers de notre décor quotidien. Le théâtre devient en quelque sorte le lieu de l’image disparue, les trois actrices, véritables témoins et nouveau chœur antique, cherchant à réparer la blessure de cette histoire impossible à représenter, à jouer et à regarder en la faisant résonner : il s’agit de faire entendre pour faire face, il s’agit d’atteindre quelque chose d’enfoui en nous, une dimension sans âge d’où Médée nous regarde.



Toute en mise en abîme et jeu de face-à-face, la pièce de François Cervantes est une expérience dont personne ne sort indemne : ni les comédiennes sur scène, ni le lecteur-spectateur. On nous a mis face à Médée et le choc traverse les âges.
Lien : https://mastereditionstrasbo..
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