Françoise Cliche

J’envoie voler les coussins aux quatre coins du salon. Quelque chose clochait dans les photos de la Floride, j’en suis certaine, mais quoi ? Je reprends mon cellulaire et, ignorant le nouveau message vocal de la maison funéraire, je fais défiler les images à toute vitesse, cherchant à repérer de possibles incongruités. Je ne vois rien. Une profonde inspiration et je recommence, lentement. Enfin, je trouve. Quelques palmiers et, loin à l’arrière-plan, une partie de la Promenade des Anglais à Nice. Sur une autre photo, derrière un gros plan de deux touristes en bermudas, apparaît un bout de toiture de tuiles rouges que je crois reconnaître. Je grossis au maximum et j’y suis. C’est l’extrémité côté jardin de la maison louée par mon père pendant son voyage en Espagne, l’an dernier. Papa n’est pas en Floride.

Qu’avons-nous fait, qu’avons-nous vu jusqu’ici? Bien sûr, des enfants analphabètes pourront apprendre à lire et à écrire dans la salle d’école construite de nos mains nues, brique par brique. Ils pourront jouer dans une cour d’école propre où quelques cailloux ont été remplacés par des fleurs et où a poussé un panier de basket-ball. C’est vrai. Vrai aussi que nous avons rencontré […] des tas de gens extraordinairement courageux et généreux. À croire que ce pays est peuplé de héros et de saints.

Et quoi d’autre, Roméo? Rien? Mais si! […] Les rats galopant dans les rues sales des bidonvilles, les camionnettes chargées de soldats à tête de tueurs, armés jusqu’aux dents, les enfants rachitiques et dépenaillés, le ciel de Guatemala Ciudad lourd de déchets toxiques, les cabanes délabrées des travailleurs des plantations, les demeures somptueuses des propriétaires de ces mêmes plantations, les ruines laissées par les éruptions volcaniques, les guerres civiles et les tremblements de terre. De quoi comprendre pourquoi ceux qui ont fait de leur vie une lutte contre le capitalisme effréné, l’exploitation colonialiste et la mondialisation semblent toujours se prendre tellement au sérieux et manquer totalement d’humour. Pour être bien franc, moi non plus, je n’ai plus vraiment envie de rire.