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Citation de EffeLou


"Elle est responsable de la "Section d'Anvers". C'est même elle qui l'a fondée, il y a un an et demi. C'est une enfant confiante et intrépide: après la première extase, la découverte, elle a entrepris d'écrire aux éditions Bémol, 46 bis rue de Naples, parce que c'était l'adresse indiquée au dos de la photo de Dickie. "Si vous souhaitez communiquer avec Dickie Roy, faire partie de l'un de ses Fans Clubs ou vous abonner à son journal, écrivez aux éditions Bémol 46 bis rue de Naples à Paris". Elle a écrit. Elle a appris avec consternation qu'il n'existait pas de Fan Club de Dickie Roy à Anvers. Il lui faudrait aller à Bruxelles — si son père y consentait, si elle arrivait à épargner assez d'argent de poche, si... En tout cas elle ne pourra pas assister à toutes les réunions. Et pourtant elle voulait avec ardeur communiquer sa passion, savoir si d'autres trouvaient le même réconfort qu'elle dans les chansons de Dickie, la même profondeur, elle voulait parler de lui. Elle n'avait pas, à ce moment-là, le moindre espoir de jamais le voir. Elle s'abonna au journal. Elle bénéficia de photos inédites de Dickie, différentes des pochettes de ses disques, maquillé, impassible, ou souriant avec réserve, en smoking de lamé, il paraissait si distant, si lointain. Elle eut sa photo en costume de tennis, en costume de ski; elle eut sa photo au coin d'un feu de bois, marchant dans la forêt avec son chien, rêvant dans la salle de musique qu'il venait de se faire aménager dans son appartement de la tour Eiffel. Elle sut le nom de la rue où habitait Dickie, la marque de sa voiture et de son eau de toilette, qu'il préférait le bleu à toutes les couleurs et, parfois, le safran des bonzes. Elle sut qu'il lisait Apollinaire. Sans savoir qui était Apollinaire. Quelle importance? Elle n'avait besoin de rien d'autre, elle avait Dickie, son poème inédit chaque mois dans le journal ronéotypé qu'elle recevait par la poste, et que son père lui remettait en haussant les épaules avec indulgence. Enfin il vint. Il vint à Anvers. Il daigna venir à Anvers et donna un concert en plein air, un peu à l'écart de la ville, dans un parc. De jeunes et de moins jeunes enthousiastes y vinrent par centaines. On s'écrasa un peu, sans méchanceté. Il y eut un service d'ordre, mais pas de chiens, pas de brutalité. Il ne s'agissait pas d'un chanteur pop, dit Pauline à son père le garagiste qui s'inquiétait, ayant entendu dire que tous ces prétendus concerts dégénéraient en bagarres. Pas d'un vulgaire chanteur pop, mais d'un crooner. Elle prononça crooner avec une assurance et un accent d'évidence tel que le garagiste se sentit dépassé. Ces enfants! Ils en savent des choses! Crooner le décida à autoriser la petite à aller au concert. Le mot concert aussi est respectable. Pauline vit Dickie. Le "Prince Charmant?", le "Roi mélancolique" de la chanson parut au milieu des vapeurs d'encens, des rayons de laser, des frémissements de synthétiseurs. Il portait ce soir-là une djellaba somptueuse, ses longs cheveux blonds étaient poudrés d'une sorte de nacre. Les ongles de ses très belles mains étaient teints de bleu. Une grande ferveur régnait dans l'assemblée. A l'entracte, une quête fut faite au profit des vieux comédiens, et l'annonceur, auquel on avait glissé un petit bout de papier, après s'être retiré un moment dans la caravane de l'idole pour prendre conseil, lut ce papier, devant le micro, aux quelque deux mille personnes qui se trouvaient là. "Venant d'apprendre avec chagrin que notre idole n'a pas encore de Fan Club à Anvers, quelques-uns de ses admirateurs ont décidé de se grouper et de constituer le Fan Club Dickie Roy d'Anvers! (Tonnerre d'applaudissements.) Prendre contact pour les inscriptions avec Mlle Pauline Faraggi, Garage du Centre, 23 rue Leys." Cette annonce était entièrement sortie de l'imagination de Pauline et de sa seule initiative. Ce fut le coup d'éclat de ses quinze ans.

Elle reçut des réponses, des conseils, et même une lettre personnelle de Dickie, une fois qu'elle se fut mise en rapport avec l'organisation centrale des Fans Clubs Dickie Roy. La lettre, écrite à la main, disait: "Chère petite Amie, ton initiative m'a beaucoup touché, et j'apprends avec le plus grand plaisir la fondation de mon Fan Club d'Anvers. Comptez-vous prendre un nom particulier, comme certains de mes clubs, ou tout simplement rester mes amis d'Anvers? Tenez-moi au courant. Ton enthousiasme de quinze ans est magnifique. Garde-le toute ta vie, qu'il te guide comme l'étoile de ma dernière chanson (j'espère que tu as déjà le disque!). C'est le vœu de ton ami: Dickie Roy."

Une personne avertie se fut rendu compte que la lettre était de n'importe qui, sauf de Dickie Roy. Pauline n'était pas une personne avertie. Bien qu'elle parlât quatre langues et eût passé quelques années dans une bonne pension religieuse, elle n'avait jamais lu autre chose que des B.D. jusqu'à la Révélation. Dickie avait été pour elle ce que sont pour d'autres Rilke ou Mallarmé, Reverdy ou Villon. Elle, c'était Dickie. Il n'y a pas de quoi rire. Elle n'était pas la seule.

La "Section d'Anvers" reste assez limitée en nombre. Du moins en ce qui concerne ceux de ses membres qui vont pouvoir, cette année comme la précédente, suivre la tournée de Dickie Roy à travers la France. Ils sont bien une cinquantaine à courir au moindre gala que Dickie donne en Belgique, à être abonnés au journal, à être en possession de plusieurs exemplaires de chacun de ses disques, de chacune de ses photos, mais la tournée, une tournée de trois mois... Cela demande un minimum de moyens. La plupart des fans sont d'un milieu modeste, et la crise aidant, Pauline n'aura pu rassembler cette année que quatre ou cinq participants, alors que la section de Bruxelles en envoie dix-sept! DIX-SEPT!"
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