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Critiques de Frédéric Weigel (1)
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Le Japon éternue

Frédéric Weigel est un artiste et curateur français qui, marié à une Japonaise, vit au Japon depuis dix ans. Ce livre co-écrit avec son épouse est le fruit de son expérience d'artiste et d'organisateur d'exposition d'art contemporain dans son pays d'adoption. Même si l'auteur avoue lui-même que certains aspects de la culture japonaise lui sont encore tout à fait incompréhensibles et que la situation d'étranger au Japon est particulière, ce livre est un éclairage sur le monde de l'art contemporain vu de l'intérieur. Cette double caractéristique, présence à l'intérieur et regard d'un étranger, fait précisément l'intérêt de ce livre, édité avec de petits moyens par l'artiste éditeur Antoine Lefebvre.





L'ouvrage est construit en trois parties. Dans la première, Frédéric Weigel donne quelques éléments de compréhension de la culture et de la mentalité japonaises. Ce qu'il écrit repose beaucoup sur son vécu personnel. Il n'est ni universitaire, ni écrivain et son texte a les qualités et les défauts d'un témoignage personnel assez peu conceptuel. L'observation de la société japonaise en révèle quelques traits qu'il met en avant. L'identité individuelle d'un Japonais repose avant tout sur le statut social et sur la place dans une collectivité, à commencer par la famille. A ce titre, le clan auquel on appartient est très important et peut fonctionner en circuit fermé. Dans ce contexte, le développement d'un sens critique ou la capacité de décider de son existence par soi-même n'ont pas la même valeur qu'en Occident. L'honneur est par contre une valeur très importante. Frédéric Weigel montre par différents exemples tout à fait étonnants comment l'honneur est un objet de convoitise et peut susciter des comportements jugés non éthiques selon nos critères : manigances pour s'approprier les mérites du travail d'un autre, jalousies et luttes par tous les moyens pour obtenir les honneurs et la reconnaissance. En surface, les conflits sont évités et Frédéric Weigel montre à quel point il est difficile d'exprimer un désaccord à son interlocuteur. L'harmonie est un élément fondamental de la société même si l'auteur montre les fissures possibles dans cette harmonie de façade. Les Japonais contractualisent peu car un contrat est une forme de méfiance et peut dégénérer en conflit s'il n'est pas respecté. F. Weigel montre aussi l'importance de l'apparence, du rituel et de la beauté formelle dans la culture japonaise (par opposition à quelque chose qui relève plus de l'idée ou du concept dans la culture occidentale). Ce qui donne de l'importance à l'apprentissage permettant la maîtrise d'une technique et à la tradition.





Dans une deuxième partie, Yoshiko Suto donne un aperçu historique du concept d'art au Japon, du moins dans sa définition occidentale que l'on peut résumer par le terme de Beaux-Arts. Ce concept est en fait relativement récent : il est né à partir de 1868 à l'époque Meiji, quand l'Empereur a décidé d'ouvrir le pays qui s'était replié sur lui-même depuis le XVIIème siècle, pour le moderniser et lui faire rattraper son retard. Le mot ‘art' a alors été introduit dans la langue japonaise, une histoire de l'art japonais a été écrite et diffusée dans les pays occidentaux, un musée national et une école nationale d'art ont été créés, la ‘japonéité' a été mise en scène, tout ceci afin de renforcer le prestige du pays et accessoirement de récolter des devises étrangères en vendant des objets d'art anciens. Le zen a été alors présenté comme le fondement de la culture japonaise ou en tous cas il a été peu à peu perçu comme tel en Occident. Le livre défend l'idée que ceci n'est en fait qu'une construction qui ne correspond que bien partiellement à la vérité historique. Le jardin zen, notamment celui du célèbre temple Ryoan à Kyoto, est pris comme exemple pour montrer comment s'est construit ce cliché. Avec la montée du nationalisme, le Japon a peu à peu tenté de construire une identité purement japonaise, non polluée par les apports extérieurs, susceptible de rivaliser en prestige avec les cultures occidentales. Les écrits d'Occidentaux venus au Japon ont été opportunément utilisés pour promouvoir une japonéité originale et prestigieuse. Yoshiko Suto prend l'exemple de l'architecture pour montrer comment a émergé cette fiction culturelle, comment le modernisme architectural occidental a été recyclé pour alimenter une notion de tradition architecturale japonaise faite de sobriété et de minimalisme. La culture japonaise est donc le produit paradoxal d'une part d'un nationalisme ayant recherché à démontrer l'originalité et la valeur de la ‘japonéité', et d'autre part d'un apport et de l'assimilation des techniques et concepts occidentaux. Il en est émergé un certain nombre de traditions inventées, se prétendant d'essence purement japonaise, alors que ce sont en réalité les manifestations d'un processus de modernisation du pays.



Dans la troisième partie, Frédéric Weigel fait part de son expérience du milieu de l'art contemporain au Japon, de ses désillusions et de ses déceptions. Il décrit un monde de l'art assez pauvre, produisant des oeuvres et des institutions de piètre qualité. Il déplore l'absence de jugement critique et esthétique , les choix se faisant pour des raisons qui n'ont rien d'artistiques. Il s'agit le plus souvent de gérer les situations honorifiques, de satisfaire le personnel politique ou les notables d'un quelconque clan local, d'éviter de créer des incompréhensions ou des insatisfactions dans le public. Dans ce fonctionnement du monde de l'art, aucune institution ne permet à un artiste japonais d'acquérir une reconnaissance par un jugement sur la valeur de son travail artistique. Les jeunes artistes japonais, quelque peu ambitieux, rêvent donc de passer par un pays occidental pour y obtenir la reconnaissance qui leur permettra de revenir dans leur pays auréolés d'une réputation de grand artiste international, et pour cela ils sont prêts à mettre en oeuvre une stratégie dans laquelle le succès vaut plus que la sincérité ou l'authenticité. Ce système crée une situation de concurrence sévère où défendre son pré carré, généralement par l'appartenance à un clan, est plus important qu'être soutenu par une institution ou reconnu par ses pairs. Frédéric Weigel fait part d'expériences psychologiquement assez violentes et raconte comment il fut victime de tentatives d'appropriation de son travail par des personnes en vue ou comment des artistes ont cessé du jour au lendemain d'entretenir des contacts avec lui. A la lumière de ces expériences et du constat que le jugement esthétique est encore bien peu développé au Japon, il a décidé de ne présenter son travail qu'en dehors du pays et de se consacrer au Japon uniquement à une activité de commissariat, ouverte essentiellement à des artistes occidentaux.



Dans ce constat assez sombre apparaît néanmoins une lumière. Pour Frédéric Weigel, faire confiance au public japonais en évitant de passer par les intermédiaires générateurs de sclérose est la clé pour débloquer une situation frustrante à bien des égards pour un artiste occidental.

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