Il n'avait pas osé commander autre chose. Il se sentit mal à l'aise. Il ne pouvait s'empêcher de craindre le montant de ce qu'il faudrait payer tout à l'heure, mais il n'y avait pas que cela qui le troublait... Promenant un coup d'œil intimidé autour d'eux, il notait le modernisme trop voulu du bar, les bouteilles aux formes étranges et les petits tonneaux qui couvraient les étagères au-dessus du comptoir, les fresques dont seuls les tons plus vifs ressortaient dans la pénombre... Il était habitué aux cafés bruyants où l'on s'entasse dans une atmosphère enfumée, où l'on se dirige vers le zinc pour boire son demi de brune sans avoir l'idée de s'asseoir.
En étendant les jambes sous la table, la passante avait dû rencontrer la fourrure du griffon, car elle fit :
- Ah! tu es là... Elle se renversa sur son dossier, dit en élevant la voix : Madame, voudriez-vous apporter aussi de l'eau pour le chien ?...
Elle appuya de nouveau les avant-bras sur la nappe, examina Malard qui, les yeux baissés, se passait la langue sur les lèvres; tout à coup elle demanda :
- Que faites-vous, dans la vie?
Malard se mordilla la peau intérieure des joues. Il ne s'attendait pas à cette question, et cette question lui déplaisait. Jusqu'ici, il pensait qu'elle l'avait remarqué, pendant l'éclusée, à La Marolle. Il fallait croire qu'il s'était trompé... à moins qu'elle ne voulût se moquer... Il répliqua d'un ton rogue :
- Marinier. On n'est pas du même milieu, c'est sûr...
- Ah!... fit-elle avec un contentement qui le surprit. Vous naviguez...
Il se méfiait encore. La patronne apportait les consommations et un seau de glace, puis se courbait pour poser sur le plancher une tasse blanche pleine d'eau. Elle appelait :
Mimi... Mimi...
comme s'il s'était agi d'un chat. Malard et la passante sourirent ensemble. Le griffon sortit en frétillant et se mit à laper l'eau. La dame les laissa. Au milieu du plafond bas, un ventilateur grinçant brassait un air qui avait trop servi.
Mais il y avait la manche vide de M. Brücken, il y avait les plis élimés de la veste autour du buste qu'elle eût pu deux fois contenir, il y avait le long cou penché au-dessus d'un col de chemise qui tombait sur les clavicules, il y avait la face saturée de fatigue, la peau terreuse et dont aucun pressoir n'aurait pu faire jaillir une goutte de sang, les traits scellés dans quelque chose d'indéchiffrable et de poignant, l'affaissement des paupières couleur de cendre, et il y avait aussi les oreilles luisantes, insoutenables à voir dans leur enluminure, plantées ainsi comme deux baudruches rose de part et d'autre de ce visage qui s'en allait.
Peut-on dire qu'il aimait l'Allemagne ? On n'aime que parce que l'on n'est pas ce que l'on aime. Or l'Allemagne était en lui ; il n'avait d'existence que par elle. La religion, la vie future ? Il n'avait jamais eu le goût d'y beaucoup réfléchir et à ce moment même où on le jugeait et où il se jugeait perdu, il n'y songea guère.