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Citation de Cielvariable


Mademoiselle Alexia Tarabotti n’appréciait pas sa soirée. Un bal privé ne peut jamais être que moyennement distrayant pour une vieille fille et mademoiselle Tarabotti n’était pas du genre qui pouvait en tirer beaucoup de plaisir. Pour mettre les points sur les « i » : elle avait battu en retraite dans la bibliothèque, son sanctuaire favori dans n’importe quelle demeure, mais pour tomber sur un vampire surprise.

Elle le transperça du regard.

Pour sa part, le vampire semblait trouver que leur rencontre avait incommensurablement amélioré sa soirée au bal. Car elle était assise là, sans chaperon, dans une robe de bal décolletée.

Dans ce cas particulier, c’était ce qu’il ignorait qui pouvait lui nuire. Car mademoiselle Alexia était née sans âme, ce qui – tout vampire correct de bonne lignée le savait – faisait d’elle une dame à éviter avec assiduité.

Et pourtant il avança vers elle, ombre scintillant parmi le sombres de la bibliothèque, prêt à employer ses crocs pour se nourrir. Mais à l’instant où il toucha mademoiselle Tarabotti, il ne fut soudain plus personne et ne fit plus rien. Il resta juste planté là, un quatuor à cordes jouant en sourdine à l’arrière plan tandis qu’il promenait bêtement sa langue à la recherche de crocs dont il ne savait où et comment il les avait égarés.

Mademoiselle Tarabotti ne fut pas le moins du monde surprise. L’absence d’âme neutralise toujours les pouvoirs surnaturels. Elle décocha un regard sévère au vampire. Il ne faisait aucun doute que des citoyens diurnes ne l’auraient pas considérée autrement que comme une vieille fille anglaise typique, mais cet homme-là n’avait même pas pris la peine de lire le registre des anormaux de Londres et de ses environs que tenaient les vampires.

Il retrouva assez rapidement son équanimité. Il s’écarta violemment d’Alexia en renversant au passage une desserte à thé voisine. Le contact physique entre eux étant rompu, ses crocs réapparurent. Il n’était de toute évidence pas des plus futés car il lança sa tête en avant tel un serpent, plongeant de nouveau vers son cou pour mordre.

« Mais enfin ! s’écria Alexia, nous n’avons même pas été présentés ! »

Nul vampire n’avait jamais vraiment tenté de mordre mademoiselle Tarabotti. Elle en connaissait un ou deux de réputation, bien entendu, et elle était amie avec lord Akelmada – qui donc ne l’était pas ? Mais aucun vampire n’avait jamais fait la moindre tentative concrète pour se nourrir d’elle.

Aussi, Alexia, qui abhorrait la violence, se vit-elle contrainte de saisir le scélérat par les narines, une partie de son corps délicate et donc susceptible d’être douloureuse, et de le repousser au loin. Il tituba par-dessus la desserte renversée, perdit son équilibre avec un manque de grâce stupéfiant pour un vampire et tomba à terre. Il atterrit pile sur une assiette de tartes à la mélasse.

Ce qui troubla terriblement mademoiselle Tarabotti. Elle avait un goût prononcé pour les tartes à la mélasse et se faisait une fête de pouvoir consommer cette assiette précise. Elle ramassa son ombrelle. Emporter une ombrelle à un bal du soir relevait d’un terrible manque de goût, mais mademoiselle Tarabotti allait rarement où que ce fût sans son ombrelle. Elle l’avait entièrement conçue et réalisée elle-même : un objet noir à fanfreluches sur lequel étaient cousues des pensées mauves ; la structure était en cuivre et sa pointe en argent contenait de la chevrotine.

Elle l’abattit droit sur le sommet du crâne du vampire tandis qu’il tentait de s’extraire de sa nouvelle relation intime avec la desserte. La chevrotine donnait à l’ombrelle de cuivre ce qu’il fallait de poids pour produire un « ponk » délicieusement satisfaisant.

« Mal élevé ! » gronda mademoiselle Tarabotti.

Le vampire hurla de douleur et se rassit sur la tarte à la mélasse.

Alexia utilisa son avantage en plongeant vicieusement son ombrelle entre ses jambes. Le hurlement monta de plusieurs crans dans les aigus et il se recroquevilla en position fœtale. Mademoiselle Tarabotti avait beau être une authentique jeune anglaise bien élevée, en dehors du fait qu’elle n’avait pas d’âme et était à moitié italienne, elle passait beaucoup plus de temps que les autres jeunes femmes à monter à cheval et à marcher, et possédait une force physique surprenante.

Mademoiselle Tarabotti fit un bond en avant – dans la mesure où l’on peut bondir dans un triple jupon, une tournure drapée et une jupe de dessus en taffetas plissé – et se pencha sur le vampire. Il agrippait ses parties inconvenantes en se tortillant. Étant donné ses pouvoirs surnaturels de guérison, la douleur n’allait pas durer longtemps, mais entretemps elle était tout à fait présente.

Alexia tira une longue épingle à cheveux en bois de sa coiffure élaborée. Rougissant de sa propre témérité, elle ouvrit en le déchirant son plastron de chemise, qui était bon marché et trop amidonné, et donna de petits coups sur sa poitrine, juste au-dessus du cœur. Mademoiselle Tarabotti arborait une épingle à cheveux particulièrement longue et pointue. Elle s’assura que sa main libre était en contact avec la poitrine du vampire. En effet, seul le contact physique pouvait annuler ses pouvoirs surnaturels.

« Cessez cet horrible bruit tout de suite ! » ordonna-t-elle à la créature.

Le vampire cessa de couiner et demeura parfaitement immobile. Ses beaux yeux se remplirent de quelques larmes tandis qu’il regardait fixement l’épingle à cheveux en bois. Ou, comme Alexia aimait à l’appeler, son pieu à cheveux.

« Expliquez-vous ! » exigea mademoiselle Tarabotti en accroissant la pression.

« Mille excuses. » Le vampire semblait désorienté. « Qui êtes-vous ? » Il porta une main hésitante à ses crocs. Envolés.

Pour rendre sa position parfaitement claire, Alexia cessa de le toucher (mais laissa son épingle à cheveux pointue au même endroit). Les crocs repoussèrent.

Il hoqueta de surprise. « Mais qu’êtes-fous ? Z’ai cru que fous étiez une dame feule. Z’aurais le droit de me nourrir, si on fous afait laiffée ainsi, fans chaperon. Z’il fous plaît, se ne voulais pas », zozota-t-il à cause de ses crocs, de la panique dans le regard.

Alexia avait du mal à ne pas rire.

« Inutile d’en faire toute une histoire. Votre reine a dû vous parler des gens comme moi. » Elle reposa sa main sur la poitrine du vampire, dont les crocs se rétractèrent.

Il la regarda comme s’il lui était tout à coup poussé des moustaches et feula.

Mademoiselle Tarabotti fut surprise. Les créatures surnaturelles, qu’elles fussent des vampires, des loups-garous où des fantômes, devaient leur existence à une surabondance d’âme, un excès qui refusait de mourir. La plupart savaient qu’il existait des êtres, telle mademoiselle Tarabotti, qui naissaient sans âme du tout. L’estimable Bureau du Registre des Nonnaturels (le BUR), une division des services administratifs de Sa Majesté, appelait ses semblables des paranaturels.

Le vampire eut l’air gêné. « Bien entendu », acquiesça-t-il, bien que de toute évidence il ne comprît toujours rien. « Veuillez à nouveau accepter mes excuses, adorable personne. Je suis bouleversé de faire votre connaissance. Vous êtes mon premier – il trébucha sur le mot – paranaturel. » Il fronça les sourcils. « Pas surnaturel, pas naturel, bien entendu ! Quel idiot je fais, je n’avais pas vu la dichotomie ! » La ruse étrécit ses yeux. À présent, il ignorait studieusement son épingle à cheveux et levait un regard tendre vers le visage d’Alexia.

Mademoiselle Tarabotti savait très bien ce qu’il en était de ses charmes féminins. Le compliment le plus gentil que pourrait jamais lui attirer son visage était « exotique », pas « adorable ». Et on ne lui avait jamais prodigué ni l’un ni l’autre. Alexia en conclut que les vampires, comme tous les prédateurs, se montraient sous leur jour le plus charmeur lorsqu’ils étaient acculés.

Les mains du vampire jaillirent en direction de son cou. Il semblait avoir décidé que, s’il ne pouvait pas lui sucer le sang, l’étrangler était une alternative acceptable. Alexia bondit en arrière tout en enfonçant son épingle à cheveux dans la chair de la créature. Elle y pénétra sur un centimètre environ. Le vampire se tortilla désespérément, ce qui, même sans force surnaturelle, déséquilibra Alexia qui portait des chaussures de bal en velours à hauts talons. Elle tomba en arrière. Il se mit debout en rugissant de douleur, l’épingle à cheveux dépassant de sa poitrine.

Mademoiselle Tarabotti roula sur elle-même et sans élégance dans la vaisselle du thé, tâtonnant à la recherche de son ombrelle et espérant que sa robe neuve éviterait la nourriture tombée à terre. Elle trouva l’ombrelle et se redressa en lui faisant décrire un grand arc de cercle. Par le plus grand des hasards, la lourde pointe tomba pile sur l’extrémité de son épingle à cheveux et l’enfonça droit dans le cœur du vampire.

La créature demeura totalement immobile, une expression d’immense surprise sur son beau visage. Après quoi il bascula en arrière sur une assiette de tartes à la mélasse qui avaient déjà beaucoup souffert, et eut des soubresauts mous d’asperge trop cuite. Son visage d’albâtre vira au gris jaunâtre comme s’il avait attrapé la jaunisse, et il s’immobilisa. Les livres d’Alexia dénommaient la fin du cycle de vie des vampires la dysanimation. Trouvant que cela ressemblait beaucoup à l’aplatissement d’un soufflé, Alexia décida en cet instant de baptiser le phénomène Grand Effondrement.

Elle avait l’intention de se propulser aussitôt hors de la bibliothèque sans que quiconque eût jamais été au courant de sa présence en ces lieux. Ce qui aurait eu pour conséquence la perte de sa meilleure épingle à cheveux et d’un thé amplement mérité, et évité beaucoup de dramatisation. Malheureusement, un groupe de jeunes dandys entra à ce moment précis.
Que pouvaient bien faire des jeunes gens ainsi vêtus dans une bibliothèque ? Alexia se dit que la meilleure explication de leur présence était qu’ils
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