AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


2/ Il faut parler dans toutes les langues


L’existence d’un pape, en ce commencement du XXIe siècle, ne va pas de soi. La continuité du trône pontifical, par-delà les Temps modernes, revêt un caractère étrange et presque miraculeux. Avant les bouleversements du XXe siècle, il y a eu la Révolution française. On connaît le sort que Napoléon a fait subir à Pie VII. A ce moment-là, on pouvait penser que la papauté relevait d’un monde défunt. Joseph de Maistre a raison d’écrire, en 1810, cette phrase, à la fois lapidaire et juste : « La résurrection du trône pontifical a été opérée contre toutes les lois de la probabilité humaine. » Ces lois postulaient en effet l’évacuation du Pape. On en avait fini avec ce personnage encombrant. Et pourtant, ça continue. Nous avons même eu un pape guerrier, dont l’action géopolitique est en partie à l’origine de l’effondrement du Mur de Berlin. Je parle de Jean-Paul II, bien entendu. Mais il n’y a pas que ce pape-là. A travers la personne de Benoît XVI, toute la succession apostolique se tient devant nous, comme un défi au monde.

Que veut dire le Pape lorsqu’il évoque, dans son Jésus de Nazareth, une « plus-value intérieure de la parole » ?
Marx, quand il invente la plus-value, est très fier de son concept. La plus-value comme sur-travail lui semblait une grande avancée théorique, permettant de mettre au jour les soubassements de l’économie capitaliste. La plus-value, en termes marxistes, détermine la valeur du sur-travail. De quoi s’agit-il ? Eh bien, il s’agit d’un travail non payé, accompli par le travailleur au profit du capitaliste. C’est donc la base même de l’accumulation du capital. La valeur du sur-travail est égale à la quantité de travail moyen incorporé dans le sur-produit. Au travailleur, la société capitaliste achète sa force de travail. On rémunère celle-ci juste assez pour qu’elle se reproduise. Ce qui n’est pas payé au travailleur, c’est la plus-value. Sans elle, impossible d’accumuler du capital. Au XIXe siècle, les choses fonctionnaient ainsi. Mais la situation a changé. Il n’y a plus de « bourgeoisie », et la rotation du capital est prise dans la mise à disposition générale de tout l’étant, y compris de la parole .
Alors, pourquoi Benoît XVI reprend-t-il à son compte un terme de la casuistique marxiste ? Et pourquoi l’applique-t-il à la parole ? Peut-être veut-il dire, en affirmant l’existence de cette « plus-value intérieure », que la parole est devenue prolétaire ? Dans ce cas, quelle part de son travail échappe à une rétribution ? De toute façon, lorsque le Pape émet l’hypothèse d’une plus-value de la parole, il reste pris dans les limites de la métaphysique. En effet, le déploiement de la parole n’a rien à faire avec la valeur, sous quelque forme que ce soit. Car la valeur est engrenée dans un système économique global qui aujourd’hui s’étend à l’échelle de la planète. Néanmoins, le Pape a raison de reprendre la formulation marxiste. Il indique par là à quel point la parole est arraisonnée par le circuit de l’échange généralisé. A quel point elle est sommée de jouer le rôle d’une force de travail à partir de laquelle le système dégage une plus-value. Nous assistons pour la première fois dans l’histoire à une accumulation gigantesque de plus-value touchant la parole. Ce forçage de la parole, on peut le constater partout et à chaque instant. Il est en cours.

Il suffirait, vous avez raison, que quelqu’un écoute la parole dans sa provenance. Malheureusement, ce quelqu’un devient de plus en plus improbable. Et cela parce que la parole elle-même, réduite à une communication globale, s’intègre comme force de travail dans un système qui vise à produire de la plus-value non-pensée. La provenance est effacée, l’écoute rendue impossible. Le détour marxoïdo-papal permet d’identifier assez nettement la prolétarisation de la parole. Celle-ci ne concerne pas seulement les classes les plus défavorisées, mais tous les niveaux de la société. Nietzsche le dit à sa manière : « Plèbe en haut, plèbe en bas ».

« Parler, dit Heidegger, est mis au défi de répondre en tous sens à la mise en disponibilité de ce qui est. » Répondre en tous sens, tel est le destin d’un écrivain au XXIe siècle. Cela ne s’était jamais vu dans les époques antérieures, et d’ailleurs la plupart des êtres parlants continuent de ne pas s’en apercevoir. La mise en disponibilité de ce qui est entraîne une révolution dans notre rapport avec la parole. C’est cela, le point brûlant. Et nous ne sommes pas nombreux à en faire l’expérience.
Heidegger, dans Acheminement vers la parole, ne réclame pas une rupture hors de l’élément de la pensée occidentale : « Il ne s’agit — écrit-il — ni de démolir, ni même de renier la métaphysique. Vouloir de telles choses, ce serait prétention puérile, ravaler l’histoire. » Que devons-nous faire ? Heidegger ne propose rien moins que de « préparer l’originale appropriation », des deux millénaires qui nous précèdent. A Ligne de risque et à L’Infini, n’est-ce pas notre projet ?

Dans Une vie divine, je n’avais pas d’autre objectif en me saisissant du nom propre de Nietzsche. Il me semble que deux livres : un roman et un essai, manifestent la même préoccupation. Il s’agit de Cercle de Yannick Haenel et de De l’extermination considérée comme un des beaux-arts de François Meyronnis. Il serait logique que la critique ne tienne pas vraiment compte de cette énorme accumulation de plus-value. Il est vrai qu’elle ne cherche pas à connaître de près le travail que nous effectuons depuis vingt-cinq ans à L’Infini, où nous venons de publier le centième numéro ; et pas davantage celui que met en évidence, depuis maintenant dix ans, la revue Ligne de risque. La critique aime faire comme si cette accumulation de plus-value n’avait pas lieu. L’éternelle répétition de l’insignifiance éditoriale semble en effet la requérir sans trêve.
Peu importe si ceux que vous appelez les « médiatiseurs » inscrivent au calendrier de l’actualité nos modestes contributions. Les livres sont là, les textes peuvent se lire. Sans que cela se sache trop, nous effectuons le travail de la vieille taupe. Je reçois aujourd’hui un long article de Buenos-Aires qui semble s’en apercevoir.

Il m’est arrivé d’insister sur cette image insolite : un pape jouant au piano du Mozart. La rencontre entre la musique de Mozart, un piano et un pape me paraît encore plus étonnante que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. Mais quand le Pape ne joue pas du piano, il lui arrive, de manière à la fois précise et rigoureuse, de commenter ce texte dont nous pouvons vérifier chaque jour que personne n’en connaît rien, si tout le monde croit le connaître : c’est de l’Évangile que je parle, le livre le plus ressassé et méconnu de l’Histoire. Benoît XVI examine les récits, les anecdotes, reprend les unes après les autres les paraboles. Qui connaît encore ce genre de choses ? L’apparition de Satan, qui l’a en tête ? Etrange personnage, n’est-ce pas ? Cela semble battu et rebattu, et pourtant on le découvre ici comme pour la première fois.

Le Pape est humble et honnête. Il se contente de faire jouer le texte devant nous. Il se livre à un bord à bord avec la tradition juive, jusqu’au point où cela ne peut plus marcher. Ce point, c’est celui où le Christ dit : « C’est moi. » Il formule la chose temporelle ainsi : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Pour Israël, cet énoncé est un objet de scandale. C’est lui qui sépare l’Eglise et la Synagogue. La question du « Je suis » partage les Juifs et les chrétiens. La proposition christique est violemment anti-biologiste. D’une certaine manière, il est difficile de concevoir un énoncé plus inactuel. À notre époque, on assiste en même temps à une expropriation de la parole et à la prise en main de la reproduction des corps par la technique. C’est pourquoi revenir sur la manière dont le Verbe s’est incarné présente le plus vif intérêt. Lire le Pape est à mon sens un geste subversif. Cela prouve que nous n’en sommes plus à l’âge des Temps modernes. Ce qui m’amuse, c’est que toute une propagande mettant en avant ce que j’appelle, à la suite de Queneau, la « sessualité », passe son temps à attaquer, sur ce point, l’Eglise catholique, apostolique et romaine.
À ce propos, je défendrai toujours le catholicisme, mais je récuse comme une illusion ce qu’on appelle banalement le christianisme, terme vague et confus, derrière lequel se cache une formulation protestante. Il n’y a pas non plus de « judéo-christianisme ».
Le « sesse » et la parole : l’Église romaine met en relief les deux points où ça crise. C’est pourquoi elle est honnie journellement, à travers tous les moyens de la propagande médiatique.
Un matin, le vieux Lacan, tout ébouriffé par une nuit de concentration, est arrivé à son séminaire avec un concept dont il était très content. Il s’agissait du « plus-de-jouir », qui fait fond, lui aussi, sur la plus-value. N’y a-t-il pas un lien entre la « plus-value intérieure de la parole » qu’évoque le Pape et le « plus-de-jouir » inventé par Lacan ? Mais oui. Pour qu’il y ait du plus-de-jouir, encore faut-il qu’il y ait du plus-de-parole. Evidemment, c’est là aussi que le bât blesse. On se retrouve devant une énorme accumulation de ratages. Vieille histoire, que l’Evangile prend à revers. C’est même pourquoi ce texte, si simple en apparence, se révèle si difficile à comprendre pour le « parlêtre ».
Commenter  J’apprécie          00









{* *}