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2/ Il faut parler dans toutes les langues


L’existence d’un pape, en ce commencement du XXIe siècle, ne va pas de soi. La continuité du trône pontifical, par-delà les Temps modernes, revêt un caractère étrange et presque miraculeux. Avant les bouleversements du XXe siècle, il y a eu la Révolution française. On connaît le sort que Napoléon a fait subir à Pie VII. A ce moment-là, on pouvait penser que la papauté relevait d’un monde défunt. Joseph de Maistre a raison d’écrire, en 1810, cette phrase, à la fois lapidaire et juste : « La résurrection du trône pontifical a été opérée contre toutes les lois de la probabilité humaine. » Ces lois postulaient en effet l’évacuation du Pape. On en avait fini avec ce personnage encombrant. Et pourtant, ça continue. Nous avons même eu un pape guerrier, dont l’action géopolitique est en partie à l’origine de l’effondrement du Mur de Berlin. Je parle de Jean-Paul II, bien entendu. Mais il n’y a pas que ce pape-là. A travers la personne de Benoît XVI, toute la succession apostolique se tient devant nous, comme un défi au monde.

Que veut dire le Pape lorsqu’il évoque, dans son Jésus de Nazareth, une « plus-value intérieure de la parole » ?
Marx, quand il invente la plus-value, est très fier de son concept. La plus-value comme sur-travail lui semblait une grande avancée théorique, permettant de mettre au jour les soubassements de l’économie capitaliste. La plus-value, en termes marxistes, détermine la valeur du sur-travail. De quoi s’agit-il ? Eh bien, il s’agit d’un travail non payé, accompli par le travailleur au profit du capitaliste. C’est donc la base même de l’accumulation du capital. La valeur du sur-travail est égale à la quantité de travail moyen incorporé dans le sur-produit. Au travailleur, la société capitaliste achète sa force de travail. On rémunère celle-ci juste assez pour qu’elle se reproduise. Ce qui n’est pas payé au travailleur, c’est la plus-value. Sans elle, impossible d’accumuler du capital. Au XIXe siècle, les choses fonctionnaient ainsi. Mais la situation a changé. Il n’y a plus de « bourgeoisie », et la rotation du capital est prise dans la mise à disposition générale de tout l’étant, y compris de la parole .
Alors, pourquoi Benoît XVI reprend-t-il à son compte un terme de la casuistique marxiste ? Et pourquoi l’applique-t-il à la parole ? Peut-être veut-il dire, en affirmant l’existence de cette « plus-value intérieure », que la parole est devenue prolétaire ? Dans ce cas, quelle part de son travail échappe à une rétribution ? De toute façon, lorsque le Pape émet l’hypothèse d’une plus-value de la parole, il reste pris dans les limites de la métaphysique. En effet, le déploiement de la parole n’a rien à faire avec la valeur, sous quelque forme que ce soit. Car la valeur est engrenée dans un système économique global qui aujourd’hui s’étend à l’échelle de la planète. Néanmoins, le Pape a raison de reprendre la formulation marxiste. Il indique par là à quel point la parole est arraisonnée par le circuit de l’échange généralisé. A quel point elle est sommée de jouer le rôle d’une force de travail à partir de laquelle le système dégage une plus-value. Nous assistons pour la première fois dans l’histoire à une accumulation gigantesque de plus-value touchant la parole. Ce forçage de la parole, on peut le constater partout et à chaque instant. Il est en cours.

Il suffirait, vous avez raison, que quelqu’un écoute la parole dans sa provenance. Malheureusement, ce quelqu’un devient de plus en plus improbable. Et cela parce que la parole elle-même, réduite à une communication globale, s’intègre comme force de travail dans un système qui vise à produire de la plus-value non-pensée. La provenance est effacée, l’écoute rendue impossible. Le détour marxoïdo-papal permet d’identifier assez nettement la prolétarisation de la parole. Celle-ci ne concerne pas seulement les classes les plus défavorisées, mais tous les niveaux de la société. Nietzsche le dit à sa manière : « Plèbe en haut, plèbe en bas ».

« Parler, dit Heidegger, est mis au défi de répondre en tous sens à la mise en disponibilité de ce qui est. » Répondre en tous sens, tel est le destin d’un écrivain au XXIe siècle. Cela ne s’était jamais vu dans les époques antérieures, et d’ailleurs la plupart des êtres parlants continuent de ne pas s’en apercevoir. La mise en disponibilité de ce qui est entraîne une révolution dans notre rapport avec la parole. C’est cela, le point brûlant. Et nous ne sommes pas nombreux à en faire l’expérience.
Heidegger, dans Acheminement vers la parole, ne réclame pas une rupture hors de l’élément de la pensée occidentale : « Il ne s’agit — écrit-il — ni de démolir, ni même de renier la métaphysique. Vouloir de telles choses, ce serait prétention puérile, ravaler l’histoire. » Que devons-nous faire ? Heidegger ne propose rien moins que de « préparer l’originale appropriation », des deux millénaires qui nous précèdent. A Ligne de risque et à L’Infini, n’est-ce pas notre projet ?

Dans Une vie divine, je n’avais pas d’autre objectif en me saisissant du nom propre de Nietzsche. Il me semble que deux livres : un roman et un essai, manifestent la même préoccupation. Il s’agit de Cercle de Yannick Haenel et de De l’extermination considérée comme un des beaux-arts de François Meyronnis. Il serait logique que la critique ne tienne pas vraiment compte de cette énorme accumulation de plus-value. Il est vrai qu’elle ne cherche pas à connaître de près le travail que nous effectuons depuis vingt-cinq ans à L’Infini, où nous venons de publier le centième numéro ; et pas davantage celui que met en évidence, depuis maintenant dix ans, la revue Ligne de risque. La critique aime faire comme si cette accumulation de plus-value n’avait pas lieu. L’éternelle répétition de l’insignifiance éditoriale semble en effet la requérir sans trêve.
Peu importe si ceux que vous appelez les « médiatiseurs » inscrivent au calendrier de l’actualité nos modestes contributions. Les livres sont là, les textes peuvent se lire. Sans que cela se sache trop, nous effectuons le travail de la vieille taupe. Je reçois aujourd’hui un long article de Buenos-Aires qui semble s’en apercevoir.

Il m’est arrivé d’insister sur cette image insolite : un pape jouant au piano du Mozart. La rencontre entre la musique de Mozart, un piano et un pape me paraît encore plus étonnante que celle d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. Mais quand le Pape ne joue pas du piano, il lui arrive, de manière à la fois précise et rigoureuse, de commenter ce texte dont nous pouvons vérifier chaque jour que personne n’en connaît rien, si tout le monde croit le connaître : c’est de l’Évangile que je parle, le livre le plus ressassé et méconnu de l’Histoire. Benoît XVI examine les récits, les anecdotes, reprend les unes après les autres les paraboles. Qui connaît encore ce genre de choses ? L’apparition de Satan, qui l’a en tête ? Etrange personnage, n’est-ce pas ? Cela semble battu et rebattu, et pourtant on le découvre ici comme pour la première fois.

Le Pape est humble et honnête. Il se contente de faire jouer le texte devant nous. Il se livre à un bord à bord avec la tradition juive, jusqu’au point où cela ne peut plus marcher. Ce point, c’est celui où le Christ dit : « C’est moi. » Il formule la chose temporelle ainsi : « Avant qu’Abraham fût, je suis. » Pour Israël, cet énoncé est un objet de scandale. C’est lui qui sépare l’Eglise et la Synagogue. La question du « Je suis » partage les Juifs et les chrétiens. La proposition christique est violemment anti-biologiste. D’une certaine manière, il est difficile de concevoir un énoncé plus inactuel. À notre époque, on assiste en même temps à une expropriation de la parole et à la prise en main de la reproduction des corps par la technique. C’est pourquoi revenir sur la manière dont le Verbe s’est incarné présente le plus vif intérêt. Lire le Pape est à mon sens un geste subversif. Cela prouve que nous n’en sommes plus à l’âge des Temps modernes. Ce qui m’amuse, c’est que toute une propagande mettant en avant ce que j’appelle, à la suite de Queneau, la « sessualité », passe son temps à attaquer, sur ce point, l’Eglise catholique, apostolique et romaine.
À ce propos, je défendrai toujours le catholicisme, mais je récuse comme une illusion ce qu’on appelle banalement le christianisme, terme vague et confus, derrière lequel se cache une formulation protestante. Il n’y a pas non plus de « judéo-christianisme ».
Le « sesse » et la parole : l’Église romaine met en relief les deux points où ça crise. C’est pourquoi elle est honnie journellement, à travers tous les moyens de la propagande médiatique.
Un matin, le vieux Lacan, tout ébouriffé par une nuit de concentration, est arrivé à son séminaire avec un concept dont il était très content. Il s’agissait du « plus-de-jouir », qui fait fond, lui aussi, sur la plus-value. N’y a-t-il pas un lien entre la « plus-value intérieure de la parole » qu’évoque le Pape et le « plus-de-jouir » inventé par Lacan ? Mais oui. Pour qu’il y ait du plus-de-jouir, encore faut-il qu’il y ait du plus-de-parole. Evidemment, c’est là aussi que le bât blesse. On se retrouve devant une énorme accumulation de ratages. Vieille histoire, que l’Evangile prend à revers. C’est même pourquoi ce texte, si simple en apparence, se révèle si difficile à comprendre pour le « parlêtre ».
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1. Le « Poème » de Parménide est aussi le récit d’une épreuve initiatique : un jeune homme chemine vers une déesse, dans un char emmené par des cavales. Le « Poème » porte à la langue la parole de cette déesse, qui délivre un enseignement. Comment interprétez-vous la pré­sence ici d’un être divin — et le fait que Parménide rapporte la pensée à cet être ? Identifiez-vous, comme Heidegger, la theia — la « déesse » — et la « vérité » — ou plutôt l’aletheia ? « Aletheia » » — est-ce le nom propre de la déesse ?

2. Dans l’Odyssée, Ulysse préfère Pénélope à Calypso : le corps d’une mortelle à celui d’une déesse. Que signifie, d’après vous, cette préférence ? Quels rapports existent-ils, chez les Grecs, entre les athanatoi — les non-mortels — et les mortels ?

3. Ce n’est pas un « destin mauvais », dit la déesse du « Poème » de Parménide, en accueillant l’initié dans sa demeure, « qui t’a envoyé parcourir ce chemin », « loin des hommes, hors de leur sentier battu ». Qu’est-ce, d’après vous, que ce chemin qui mène vers la déesse, et qui se sépare de celui du nombre. Lorsque le nihilisme bat son plein, est-il encore possible de ressentir la « bienveillance » de la déesse, et d’être l’élu ?

4. Il n’y a aucune correspondance, selon Heidegger, entre l’aletheia grecque et la veritas romaine, que l’on traduit dans les deux cas par « vérité ». Quels chemins secrets s’ouvrent à méditer cela ? En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui ?

5. Ne peut-on pas lire les cours de Heidegger sur Parménide durant le semestre d’hiver 1942-1943 comme un acte de résistance intellectuelle à l’encontre du nazisme ? On appré­hende toujours, y lit-on, le monde grec de manière romaine, et du coup, on le manque. On pense toujours le « politique » de façon romaine, c’est-à-dire « impériale ». Heidegger distingue le dieu grec qui « montre et indique » — qui « accorde et dispose » — de l’imperium romain, où tout repose — y compris le numen des dieux — sur le commandement. Il met l’accent sur la différence qui sépare le domaine de l’aletheia, où se déploie le dieu grec, du domaine de l’« Empire ». En opposant ainsi la Grèce de Parménide et l’imperium sous toutes ses formes, ne vise-t-il pas le Reich nazi ? Ne fait-il pas du dieu grec, étranger à la métaphysique, ce qu’il y a de plus étranger au nazisme, déterminé comme l’un des aboutissements de la méta­physique dans son inversion nihiliste ?

6. Que signifie : penser les dieux de manière grecque ? Heidegger indique que ce serait les penser depuis l’aletheia. Est-ce possible à partir d’une langue romane, le français ?

7. Comment situez-vous le « Dieu » catholique, pour lequel vous avez toujours eu de l’inté­rêt, par rapport au dieu grec ? Comment pensez-vous ensemble Jésus et Dionysos ? Jésus lui­ même relève-t-il du domaine de l’ « Empire » ? Faut-il enfermer le « Dieu » catholique dans le domaine de l’impérialité romaine ?

8. « Parler et dire sont en soi traduire », dit Heidegger. En dehors du transfert d’une langue dans une autre, sans cesse nous traduisons dans notre propre langue. « Le poème d’un poète — dit-il —, le traité d’un penseur se tiennent dans leur parole propre, simple, unique. Ils nous contraignent à toujours écouter cette parole comme si nous l’entendions pour la première fois. Ces prémices de la parole nous font chaque fois passer sur une rive nou­velle. » N’est-ce pas ce que vous faites vous-même en revenant inlassablement sur les noms propres qui ont illustré le français et en vous penchant sur le destinal de cette langue ? N’êtes -vous pas, en ce sens, un « traducteur » ? Peut-on aborder la parole d’un écrivain sans le « traduire » — sans se « transposer » dans le domaine d’expérience qui a été celui de cet écrivain ?

9. Heidegger, évoquant Parménide, affirme qu’il suffit de peu — à peine quelques pages, plutôt que des forts volumes — pour transmettre, à l’instar des penseurs « initiaux » de la Grèce, ce qu’il nomme le simple. Qu’en pensez-vous ? N’est-ce pas ce qu’ont fait, en français, Lautréamont et Rimbaud ? Mais, surtout, comment s’y prendre, pour l ’homme égaré du nihilisme planétaire, afin de recueillir le simple au XXIe siècle, à l’heure où tout semble disponible et où pourtant tout s’efface ?

10. Souvent, et dans plusieurs textes, Heidegger insiste sur l’alpha privatif dans le mot grec aletheia, et donc sur le rapport de ce terme avec le terme lethé. Dans le cours sur Parmé­nide, il revient sur l’ « essence conflictuelle » de l’aletheia. Que signifie, pour vous, le litige inhérent à la « vérité » ?

11. Pour les Grecs, toute présence et toute absence se déploient — en rapport avec une « avancée dans la lumière » — aletheia — et un « recul dans l’obscurité » — lethé. Mais si l’ « annihilation » peut être, selon Heidegger, un « mode du cèlement », celui-ci a aussi le visage de ce qui sauvegarde. Comment comprenez-vous ce double aspect de la lethé ?

12. Au cœur du familier brille « l’in-quiétant », qui est aussi le « simple », l’« inapparent », « ce qui passe inaperçu ». Les dieux grecs, d’après Heidegger, viendraient s’offrir et se présenter dans le familier depuis cet « in-quiétant ». Ainsi feraient-ils signe de l’étant vers l’être, et pour cela participeraient du « démonique ». L’éclat qui provient des dieux — cette lueur qui brille — octroie aux Grecs « une expérience de l’obscur, du vide et de la béance », dit Heidegger. Qu’en pensez-vous ? Acceptez-vous sa définition de l’ « a-théisme » comme « absence des dieux » déterminée par l’ « oubli de l’être » qui commande et domine l’histoire occidentale ? Si on prend au sérieux cette définition, ne seriez-vous pas exactement le contraire d’un « athée » ?
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3/ Il faut parler dans toutes les langues

À Ligne de risque, vous vous voulez « témoins » de la parole. Aucune objection, sauf qu’en grec « témoin » veut dire martyr. « Je ne crois qu’aux témoins qui se font égorger », dit Pascal. En ce qui me concerne, je reste zen sur la corrélation entre la messianité et la croix. Si le déploiement à partir de la parole est une nourriture spirituelle, il peut aussi se transformer en poison. Cela s’est vu, cela se reverra. Une tendance au martyre, telle est la forme la plus toxique de l’empoisonnement. J’aime beaucoup cette proposition de Joseph de Maistre : « Celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal. » C’est un énoncé profondément catholique, et qui ne peut qu’apparaître pénible à une oreille actuelle. Et pourtant, la formule est illuminante.

La plupart des individus sont rivés à leurs ordinateurs pour effectuer des transactions, certainement pas pour écouter la parole. Mais cette occupation des corps par le réseau est aussi une chance. D’un côté, elle oblitère la parole, de l’autre elle indique le lieu même de l’impossible. Il n’y a de langage véritable que par rapport à une écoute. Et pourtant, il ne faut pas négliger ce que Heidegger appelle le « tracé ouvrant » de la parole, qu’il lie à ce qu’il nomme une « monstration appropriante ». Ça parle et ça voit simultanément. Plus ça écoute, plus ça voit. Nous sommes là très loin de l’industrie du spectacle. Il ne me paraît pas nécessaire de récuser la représentation. On peut l’utiliser avec profit, la retourner. Pour le reste, vous constatez comme moi qu’elle se dirige vers sa décomposition, que ce soit en art, en politique, en philosophie. A ce propos, j’aimerais vous parler d’un texte : Sur la Madone Sixtine, écrit par Heidegger en 1955, et traduit par Matthieu Mavridis [7]. Dans ce texte, celui que vous appelez le Souabe établit la différence essentielle qui existe entre un site et une place . Le tableau de Raphaël se trouve dans un musée à Dresde, mais il était auparavant au fond de l’abside de l’église San Sisto de Plaisance. Il ne s’agissait pas d’un « tableau », mais d’une fenêtre peinte, située entre deux fenêtres réelles de même taille que l’oeuvre. Cette fenêtre « était, c’est-à-dire elle reste, à travers sa métamorphose, un déploiement de figuration unique en son genre ». Elle a une place dans le musée, mais elle a perdu son site. « Métamorphosée, quant à son déploiement, en "oeuvre d’art", la figuration est en errance ailleurs que chez soi. Pour le mode de représentation muséal, qui garde toute sa nécessité historiale propre, ainsi que son droit, cet ailleurs ne peut que rester inconnu. Le mode de représentation muséal nivelle tout dans l’uniformité de l’"exposition". Là, il n’y a que des places, pas de site. »

La Madone Sixtine montre la Vierge Marie tenant dans ses bras son Fils, qui est aussi le Verbe de Dieu, donc son créateur et son Père. Que tout ça fasse image tient à la spécificité du catholicisme romain, à son immense humour. Heidegger commente ainsi — « Dans la figuration, en tant qu’en cette figuration a lieu le paraître du dieu se faisant homme, a lieu cette transformation qui vient à soi sur l’autel en la "transsubstantiation", c’est-à-dire le coeur même de la messe comme célébration. » Ainsi, ce tableau renvoie à ce qui a lieu au cours de la messe catholique, et qui par définition n’est pas représentable mais offre à la représentation son site. Heidegger précise : « La figuration n’est pas une copie, elle n’est pas même seulement une symbolisation de la sainte transsubstantiation. Elle est le paraître du jeu d’espace-et-temps, entendu comme site où le sacrifice de la messe est célébré. »
Nous sommes là tout près de ce que Heidegger appelle une « monstration appropriante » au service du « tracé ouvert » de la parole. La Madone Sixtine vue dans un musée et contemplée dans son site, ce n’est pas du tout la même chose. Aujourd’hui, l’histoire de l’art, tout le monde s’en fout. A la limite, on pourrait prendre les collections de Peggy Guggenheim ou de François Pinault, et les foutre dans la lagune, à Venise. San Giorgio resterait impassible devant cet acte de vandalisme salubre.
Tout cela se tient : parole, « sessualité », « monstration ». Le Spectacle requiert l’ensemble de la communication comme force de travail pour en dégager la plus-value en rapport avec les marchés financiers. Qu’il s’ensuive une laideur généralisée dans ce qui subsiste de la représentation artistique, que cette laideur soit de plus en plus agressive, et même pathétique, ne doit pas nous surprendre. Encore moins nous scandaliser. Un certain fou rire silencieux est ici de mise.
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Il faut parler dans toutes les langues

Ligne de risque 23, novembre 2007.
Entretien avec Philippe Sollers

Questions
de Yannick Haenel et François Meyronnis

1. Benoît XVI, dans son Jésus de Nazareth, évoque une « plus-value intérieure de la parole » qui rendrait possible une relecture incessante des textes et une amplification des énoncés à travers le temps. Provision de relance, la parole serait infinie et pas du tout restreinte à la communication : elle ne cesserait de s’alimenter à partir d’elle-même. Il suffit à chaque fois que quelqu’un écoute la parole dans sa provenance. Quand cette condition est remplie, le langage se déploie et nourrit spirituellement la personne qui se fait le témoin d’un tel déploiement. Rien n’est plus étranger à l’époque actuelle, marquée par un nihilisme subjectiviste, que cette conception pontificale (partagée, sur d’autres bases, par l’exégèse juive). Mais n’a-t-elle pas, au fond, une certaine parenté avec la vôtre ?

2. Une parole voulant se mettre en face de ce qui arrive — qui prend l’aspect d’un ravage planétaire — ne doit-elle pas rompre radicalement avec la pensée des Temps modernes (et donc avec ce que Joseph de Maistre appelait le « philosophisme ») ?

3. Que se passe-t-il lorsqu’un individu écoute la parole à travers la parole ? N’est-ce pas ce que la société gestionnaire dissuade de toutes les façons ? D’ailleurs, a-t-elle encore besoin de réprimer ce qui est dissuadé à ce point ? Les somnambules de l’être-ensemble comprennent-ils de quoi il est question ? Sentent-ils même ce dont on les ampute à chaque instant ?

4. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ne se manifeste pas au prophète Élie dans la tempête, ni dans un tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le murmure d’une brise légère. Nietzsche écrit qu’une grande pensée — de celle qui casse l’histoire de l’humanité en deux tronçons — s’avance toujours sur les pas d’une colombe. Ce qui est le plus infime (que l’amour atteigne la splendeur de sa richesse ou qu’une parole se rejoigne dans l’écoute) n’est-il pas à chaque fois aussi important que la persistance de la planète ? Le plan — impossible, mais qu’on peut expérimenter — où ces étranges pondérations interviennent semble celui qui vous requiert. Le « Royaume », dit l’Evangile, est petit comme un « grain de moutarde ». A cet égard, n’êtes-vous pas plus apostolique qu’on ne le croit généralement ?

5. En 1987, vous publiez dans la collection « L’Infini » L’Invention de Jésus de Bernard Dubourg, bientôt suivi d’un second volume en 1989. Ces deux volumes révolutionnent radicalement la lecture des Évangiles. Ce ne serait plus des recueils de faits divers ou d’anecdotes sur un dénommé Jésus, ni des reportages à propos de son parcours sur terre. Mais un midrash composé en hébreu (et non en grec !) à partir de la Bible. Dubourg montre comment les lettres sont vivantes, et comment (selon divers procédés) elles engendrent le récit. L’évangélique serait donc un tour de la lettre hébraïque, d’où naîtrait une possibilité nouvelle de salut. Que pensez-vous aujourd’hui de cette thèse ? Et pourquoi les livres de Dubourg ont-ils fait l’objet d’un tel enfouissement ? Ne seraient-ils pas un sésame pour reprendre à neuf deux mille ans de christianisme ?

6. En mettant l’accent sur un problème de langue et en faisant surgir l’hébreu sous le grec des Evangiles, Dubourg ne permet-il pas à un esprit libre de saisir l’historial de l’évangélique au point où il déborde la métaphysique occidentale ? Et cela d’autant plus que cet « historial » ne se laisserait pas enfermer dans les bornes, au fond si conventionnelles, de l’historicité ?

7. L’évangélique fait-il fond, d’après vous, sur une factualité historique ? Ne repose-t-il pas plutôt sur le tombeau vide de la résurrection ? Et cet événement, dont saint Paul dit qu’il affole la sagesse du monde, ne faut-il pas le comprendre à partir des ressources de la parole ? D’ailleurs où s’ancrerait le katholikos, sinon dans une parole qui vaincrait la mort ? Et ne manque-t-on pas cet accomplissement lorsqu’on prend le grec de couverture des Evangiles pour du vrai grec ? Lorsqu’on oublie, en somme, qu’il s’agit d’une langue de traduction ? Ne reste-t-il pas à penser le passage d’une langue à toutes les autres ? Ce passage ne serait-il pas exodique, ouverture sur le parler en langues de la parole ? Ne recoupe-t-il pas ce que vous nommiez, en 1975, l’« élangues » ?
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C’est à cette tâche philosophique de longue haleine que contribue
justement « la logique », dans la mesure même où celle-ci ne consiste, selon
Wittgenstein, qu’en un enchaînement de « tautologies » — c’est-à-dire
d’expressions qui ne sauraient être que « vraies » — et cela « a priori » :
antérieurement à toute « expérience » possible ». Ces « tautologies » ne sont en
effet en aucun cas des « propositions » qui, comme telles, puissent être dites
« douées de sens » (« sinnvoll »). Car des « propositions » sont susceptibles de
« valeur de vérité » : elles peuvent, par définition, être « vraies ou fausses » —
ce qui n’est manifestement pas le cas des « tautologies ». Et les « propositions »
ont bel et bien « un sens » susceptible de référence à certaines « dénotations »
(au sens frégéen : les « choses » et « objets » en tous genres auxquels sont censés devoir renvoyer comme « en dernière instance » tous les énoncés
propositionnels). Alors que les « tautologies », dont se compose « la logique »,
semblent devoir « se déduire » formellement les unes des autres, sans que nous
ayons à autrement à nous soucier à leur propos ni d’un « sens », ni d’une
« dénotation », puisqu’elles ne décrivent justement aucun « état de choses » du
monde. Les « vérités » de la logique manifestent donc tout simplement,
« exhibent » — en silence — ce qui constitue l’« armature a priori du monde »,
sans rien pouvoir « dire » (à proprement parler) des « états de choses » de celuici. Elles sont « vraies » (sans que d’ordinaire il y paraisse) quels que soient le
« monde » et ses « états de choses ».20 Ce qui signifie — à qui veut l’entendre —
que ces « vérités » ne sont jamais « vraies », si ce n’est d’une tout autre
« vérité » que de celle dont peuvent et pourront jamais (ou même auraient pu)
être dites « vraies » par ailleurs toutes autres énonciations possibles (empiriques
et scientifiques) d’« états de choses » du monde qui puissent être (« qui fussent
oncques » ou « qui eussent oncques été »). C’est aussi pourquoi « la logique »
ne saurait en soi réserver jamais « aucune surprise », ni ne saurait être
« infirmée » (ni « confirmée ») par rien au monde. Silencieusement « exhibée »
à même la « présentation synoptique » (avant la lettre) qu’en donnent, par
exemple, la formule de la « forme universelle de la proposition » (« montrée »,
au cœur du Tractatus, dans sa forme purement « fonctionnelle » au sens
frégéen)21, ou bien encore la « table » des « valeurs de vérité » afférentes aux
divers connecteurs du calcul des propositions22
—, « la logique » est ainsi à ellemême la manifestation de sa propre vérité » — laquelle ne saurait donc être le
moins du monde celle d’une « théorie » ni d’une « doctrine » particulière à
propos d’« états de choses » de ce monde (et qui eussent encore à « s’y
avérer »). C’est en quoi aussi, selon la silencieuse exhibition qu’en produit simplement le Tractatus, « la logique est transcendantale » 23 — à savoir : dans
la mesure même où elle ne saurait être affectée par les « vicissitudes de ce
monde », par la variation des « faits » et autres « états de choses » empiriques du
monde, au gré desquels fluctuent « doctrines » et « théories ». La « logique »
elle-même — telle que l’entend le Tractatus — est « transcendantale » dans la
stricte mesure où elle n’est pas une « théorie » ou une « doctrine » parmi
d’autres concernant les « états de choses » du monde, mais plutôt un « reflet » et
comme une « image-en-miroir du monde » — « ein Spiegelbild der Welt » :
La logique n’est point une doctrine, mais une image-en-miroir du monde
"ein Spiegelbild der Welt". La logique est transcendantale.
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4

Le langage : miroir du monde
Ce que le linguiste ou le philosophe du langage, mais aussi le
métaphysicien et le savant (et le professeur de philosophie !) — probablement
aussi le simple lecteur, voire le critique littéraire et l’écrivain de notre temps —
sont sans doute seulement en droit d’attendre de Wittgenstein, ce n’est pas tant
la mise à leur disposition d’un attirail méthodologique, ni d’un quelconque
appareillage théorique de concepts supposés devoir être d’ores et déjà
opératoires, concernant la tâche difficile et de longue haleine de la description
des faits de langage. C’est bien plutôt toute une inspiration possible concernant
la prise en considération de la diversité inextricable d’aspects sous lesquels cette
tâche indéfiniment recommencée peut encore être entreprise et menée à bien à la
faveur d’un regard neuf. Il importe pour cela de prendre patiemment la mesure
de la véritable mutation survenue dans le « mode de considération » du langage au cours du cheminement accompli par Wittgenstein, depuis la « logique »
philosophique du Tractatus jusqu’aux « remarques grammaticales » de la
« grammaire philosophique des jeux de langage » propre aux patientes
investigations des Inédits.
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XVII/
Le « Dieu » catholique, comme vous dites, ne me semble pas du tout enfermé dans le domaine de l’impérialité romaine puisqu’il est universel. Par la Trinité, il est en effet une circulation d’amour, à la fois un et trine. Il suppose un quatrième terme, la Vierge Marie. Pas de catholicisme conséquent sans l’assomption d’une femme. Sur ce plan, Heidegger est un peu gêné. S’il est exceptionnel dans le rap­port de la poésie avec la pensée, s’il comprend en effet l’œuvre d’art comme parole sous-jacente, on voit bien qu’il est plus à l’aise avec l’architecture et la sculpture qu’avec la peinture. Pour le dire en un mot, il manque l’Italie. Son séjour à Venise relève du ratage. Bon, il y a quand même son texte magnifique sur la Madone Sixtine de Raphaël, qu’il retire au musée pour la restituer à son lieu d’origine, une église. Car il comprend que le tableau de Raphaël répond, en tant qu’œuvre, à la messe catholique. Mais la splendeur du catholicisme ne l’émeut pas. Il lui préfère les sou­liers de Van Gogh.

Pour moi, le français est en état de traduction constant. Toutes les autres langues attendent leur transposition en français pour être améliorées en lui. Deux excep­tions : Dante et Shakespeare. Il aurait été difficile d’écrire Paradis dans une autre langue que le français. Ce livre résulte d’une puissance infinie de relance dans la traduction. En général, je trouve que tout est mal traduit. Mais j’ai besoin du grec, de l’hébreu, du chinois, du sanscrit, et je les convoque dans la nervure du français. L’érudition me sert de base, mais ce n’est pas d’elle que je tiens la pulsation grecque de mes phrases. Pourquoi le cacher : aucune langue n’est plus grecque que le fran­çais. C’était d’ailleurs l’avis de Nietzsche. Il y a le miracle grec, le miracle italien et le miracle français, et ces miracles communiquent entre eux. L’allemand, lui, reste sur le seuil.
Je suis en effet un traducteur au sens où je me traduis à moi-même ce qui m’ar­rive en tant que parole. Ce qui signifie que je suis aussi un lecteur constant. Dans un texte très ancien, qui se nomme Logique de la fiction, j’essaie de montrer ce que cela implique. Savoir se traduire, c’est débloquer sans cesse une accumulation de langage en soi, mais c’est aussi passer à travers le parasitage de la parlote sociale. À l’heure du tweet et de Facebook , jamais le parasitage n’a été aussi puissant. Nous avons donc, plus que jamais, à apprendre à lire. La vérité, c’est que nous ne lisons pas encore. Toujours le pas encore de Heidegger, lequel est un des meilleurs lecteurs qui soient, un des meilleurs traducteurs aussi, parfois un peu tordu, mais il fallait retrouver, par cette torsion, le grand rythme grec. Tout arrive à sa place, Pindare, Eschyle, Sophocle, Parménide, Platon, Aristote, etc. Quant à moi, on m’a reproché l’usage fréquent de la citation. Ils ne comprennent pas que citer est un art, qui sup­pose une mémoire d’autant plus vivante que la crise s’aggrave. Un autre Bordelais, avant moi, Montaigne, s’est trouvé dans la même situation. Il est même allé voir à Rome si le latin et le grec étaient toujours là. Et ils y étaient, sous la protection active du pape, et cela malgré les « innovations calviniennes ».
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2
Wittgenstein n’aura publié de son vivant qu’un seul ouvrage : le Tractatus — et
un seul article, de dimensions modestes : les « Some Remarks on Logical
Form » de 1929. Pourtant, il n’a cessé, depuis le début des années 1930, de
remettre en chantier les intuitions du Tractatus (dont la limpidité aphoristique a
pourtant prêté à malentendus) dans un patient travail de pensée qui en modifie
radicalement l’esprit, le style et la portée. Ce travail, à bien des égards
révolutionnaire et très déconcertant, vise à redéfinir fondamentalement la tâche
de « la philosophie », conçue comme « critique du langage » et comme
« grammaire philosophique ». De cet important fonds de manuscrits posthumes
de quelque 30.000 pages, d’un style le plus souvent aphoristique et aporétique,
et dont plusieurs liasses avaient été préparées par Wittgenstein lui-même en vue
d’une éventuelle publication — telles les remarques réunies sous le titre de
Remarques philosophiques, la Grammaire philosophique, et l’important
manuscrit (longtemps inédit) connu sous le nom de « Big Typescript », qui
datent du début des années 1930, ou encore les divers états des Investigations
philosophiques, auxquelles Wittgenstein travaillera jusqu’à l’extrême fin de sa
vie —, les éditeurs anglo-saxons ont publié à ce jour plusieurs volumes de
« Remarques philosophiques ».
Alors que le Tractatus vise à mettre au jour — en suivant le fil de
l’« analyse logique du langage » — ce qui pourrait n’être autre que la « forme
logique du monde », afin de parvenir à faire rigoureusement la part de « ce qui
peut être dit » et de ce qui « ne saurait être dit », mais peut seulement être
« montré » —, à la faveur d’une entreprise philosophique qui n’est pas sans lien
avec celle de la détermination d’une sorte de « limite » (et qui plus est :
« transcendantale ») de l’expérience possible (d’une tout autre nature, il est vrai,
que celle que met en œuvre l’entreprise « criticiste » de Kant) —, ce qu’on a
parfois appelé la « seconde » philosophie de Wittgenstein, celle des inédits, tente
de parvenir au même but, mais selon de tout autres voies. Il ne s’agit plus alors
de mettre au jour une fois pour toutes dans la « structure logique » du langage
quelque immuable « forme logique du monde », mais tout simplement de
« décrire », d’une façon quasi « ethnographique » et qui ne saurait par définition
être exhaustive, l’inépuisable variété des « jeux de langage » auxquels se prêtent
les diverses « formes de vie » des humains ; — et de montrer par là-même à
quelles illusions, ou du moins à quelles inextricables difficultés, certains jeux de
langage de prédilection peuvent exposer à leur insu ceux qui se méprendraient à
leur sujet en en méconnaissant le mode d’emploi tacite, les « règles » et la
« grammaire » implicites.
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XVI/Les cours de Heidegger s’efforcent de penser depuis l’aletheia. Et c’est ainsi qu’ils font revenir les dieux grecs. Vous me demandez : peut-on effectuer cette opération à partir du français, qui est une langue romane ? Bien sûr. Le français est tout à fait capable de tenir ensemble le hors-retrait et la persistance du retrait, sans quoi la vérité n’est pas la vérité. Si nous assistons à une déliquescence à ce sujet, c’est précisément parce que le dire n’est plus à la mesure des dieux.
On peut se tourner vers les dieux grecs à partir d’une langue romane, parce qu’on peut se tourner vers eux depuis n’importe quelle langue. Heidegger, par exemple, le fait à partir de l’allemand. Je crois, quant à moi, qu’on peut les envisager en français mieux que dans n’importe quelle autre langue, car le français, à travers sa littéra­ture, est particulièrement à même de penser la contradiction interne entre le hors­ retrait et le retrait.

L’une des contestations les plus radicales de Heidegger à l’encontre de l’idéologie nazie, c’est son attaque permanente du biologisme sous toutes ses formes. Or, nous sommes, aujourd’hui, pris dans un biopouvoir triomphant. Sa substance est précisément l’oubli de l’aletheia. On finira par fabriquer de l’étant humain, comme n’im­porte quoi d’autre. Hitler, comme disait Lacan, a été, sur ce point, un précurseur. Il s’agit moins d’un choix humain que de la technique elle-même dans son déploie­ment inexorable. Au moment où Heidegger parle, la Shoah est en cours, et la bombe atomique se prépare de l’autre côté de l’Atlantique.
Dans mon roman L’Éclaircie, je cite cette phrase de Heidegger : « Les dieux sont ceux qui regardent vers l’intérieur, dans l’éclaircie de ce qui vient en présence. » J’ajoute que l’éclaircie est également ce qui met à couvert et tourne vers le négatif. Le champ de tension de la vérité suppose ces deux pôles. Sans eux, on se condamne à la bouillie du grand mélange, celui qui prévaut à l’heure de la falsification généralisée. Pourquoi dire la vérité, dans ces conditions, si c’est pour être mal payé ? Faire l’expérience du plus proche est ce qu’il y a de plus difficile, et de moins représen­table. Dans mes romans, c’est de cela qu’il s’agit. Prenez par exemple le début d’Une vie divine : « Tout va très vite maintenant, en plein dans la cible. Plus de temps mort, pas un moment perdu, enveloppement, lucidité, repos et vertige. Soleil nou­veau chaque jour, bleu, gris, froid, chaud, pluie, vent, c’est pareil. Mais derrière, à chaque instant, la lumière fait signe. »
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II/Philippe Sollers : Faisons attention aux dates. Le Parménide de Heidegger résulte de cours prononcés à l’université de Fribourg-en-Brisgau durant l’hiver 1942-1943. Dès le début, Heidegger nous fait remarquer que deux mille cinq cents ans se sont écoulés depuis le commencement de la pensée occidentale. Nous lisons ces cours en français soixante-dix ans après qu’ils ont été prononcés dans les dernières années, les plus terribles, du régime hitlérien. Nous sommes en pleine guerre mondiale, et la bataille fait rage sur le front russe. On se bat à Stalingrad. En décembre 1941, les Japonais ont attaqué Pearl Harbour. Les puissances de l’Axe — le Japon et l’Allemagne — se battent à la fois contre les Soviétiques et contre les Américains. Heidegger s’exprime donc au milieu d’une véritable convulsion historique. C’est depuis cette convulsion qu’il interroge le poème de Parménide, que je ne nommerai pas, comme lui, un « poème didactique » , mais un poème de pensée. Le bruit et la fureur, voilà des mots faibles pour désigner ce qui se passe ; la démence et l’horreur, ces mots ne sont pas davantage à la hauteur du cataclysme.
Nous sommes, dans cet hiver 42-43, dans un moment du temps — de l’histoire — qui décide de ce qu’on appelle la « pensée occidentale ».
Le destin de cette pensée est envisagé à partir d’une langue et d’un pays, l’Allemagne, en train de sombrer dans une catastrophe abyssale. Heidegger dit : « Nous ne pouvons penser l’essence de la vérité que si nous nous avançons jusqu’aux confins de l’étant en son tout. Nous apercevons alors qu’un moment historique est proche, dont le caractère unique ne se détermine en aucun cas seulement ni d’abord à partir du monde qui est et en lui de notre propre histoire. Il n’"y va" pas seulement de l’être et du non-être de notre peuple historique, il n"y va" pas seulement de l’être ou du non-être d’une "civilisation européenne", car en tout cela il y va toujours et seulement de l’étant. Antérieurement à tout cela, et de façon initiale, la décision porte sur l’être et le non-être eux-mêmes, l’être et le non-être dans leur essence, dans la vérité de leur essence. Comment l’étant pourrait-il être sauvé et abrité dans le libre espace de son essence aussi longtemps que l’essence de l’être demeure indécidée, non questionnée, voire oubliée ? »
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