AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


3/ Il faut parler dans toutes les langues

À Ligne de risque, vous vous voulez « témoins » de la parole. Aucune objection, sauf qu’en grec « témoin » veut dire martyr. « Je ne crois qu’aux témoins qui se font égorger », dit Pascal. En ce qui me concerne, je reste zen sur la corrélation entre la messianité et la croix. Si le déploiement à partir de la parole est une nourriture spirituelle, il peut aussi se transformer en poison. Cela s’est vu, cela se reverra. Une tendance au martyre, telle est la forme la plus toxique de l’empoisonnement. J’aime beaucoup cette proposition de Joseph de Maistre : « Celui qui ne comprend rien comprend mieux que celui qui comprend mal. » C’est un énoncé profondément catholique, et qui ne peut qu’apparaître pénible à une oreille actuelle. Et pourtant, la formule est illuminante.

La plupart des individus sont rivés à leurs ordinateurs pour effectuer des transactions, certainement pas pour écouter la parole. Mais cette occupation des corps par le réseau est aussi une chance. D’un côté, elle oblitère la parole, de l’autre elle indique le lieu même de l’impossible. Il n’y a de langage véritable que par rapport à une écoute. Et pourtant, il ne faut pas négliger ce que Heidegger appelle le « tracé ouvrant » de la parole, qu’il lie à ce qu’il nomme une « monstration appropriante ». Ça parle et ça voit simultanément. Plus ça écoute, plus ça voit. Nous sommes là très loin de l’industrie du spectacle. Il ne me paraît pas nécessaire de récuser la représentation. On peut l’utiliser avec profit, la retourner. Pour le reste, vous constatez comme moi qu’elle se dirige vers sa décomposition, que ce soit en art, en politique, en philosophie. A ce propos, j’aimerais vous parler d’un texte : Sur la Madone Sixtine, écrit par Heidegger en 1955, et traduit par Matthieu Mavridis [7]. Dans ce texte, celui que vous appelez le Souabe établit la différence essentielle qui existe entre un site et une place . Le tableau de Raphaël se trouve dans un musée à Dresde, mais il était auparavant au fond de l’abside de l’église San Sisto de Plaisance. Il ne s’agissait pas d’un « tableau », mais d’une fenêtre peinte, située entre deux fenêtres réelles de même taille que l’oeuvre. Cette fenêtre « était, c’est-à-dire elle reste, à travers sa métamorphose, un déploiement de figuration unique en son genre ». Elle a une place dans le musée, mais elle a perdu son site. « Métamorphosée, quant à son déploiement, en "oeuvre d’art", la figuration est en errance ailleurs que chez soi. Pour le mode de représentation muséal, qui garde toute sa nécessité historiale propre, ainsi que son droit, cet ailleurs ne peut que rester inconnu. Le mode de représentation muséal nivelle tout dans l’uniformité de l’"exposition". Là, il n’y a que des places, pas de site. »

La Madone Sixtine montre la Vierge Marie tenant dans ses bras son Fils, qui est aussi le Verbe de Dieu, donc son créateur et son Père. Que tout ça fasse image tient à la spécificité du catholicisme romain, à son immense humour. Heidegger commente ainsi — « Dans la figuration, en tant qu’en cette figuration a lieu le paraître du dieu se faisant homme, a lieu cette transformation qui vient à soi sur l’autel en la "transsubstantiation", c’est-à-dire le coeur même de la messe comme célébration. » Ainsi, ce tableau renvoie à ce qui a lieu au cours de la messe catholique, et qui par définition n’est pas représentable mais offre à la représentation son site. Heidegger précise : « La figuration n’est pas une copie, elle n’est pas même seulement une symbolisation de la sainte transsubstantiation. Elle est le paraître du jeu d’espace-et-temps, entendu comme site où le sacrifice de la messe est célébré. »
Nous sommes là tout près de ce que Heidegger appelle une « monstration appropriante » au service du « tracé ouvert » de la parole. La Madone Sixtine vue dans un musée et contemplée dans son site, ce n’est pas du tout la même chose. Aujourd’hui, l’histoire de l’art, tout le monde s’en fout. A la limite, on pourrait prendre les collections de Peggy Guggenheim ou de François Pinault, et les foutre dans la lagune, à Venise. San Giorgio resterait impassible devant cet acte de vandalisme salubre.
Tout cela se tient : parole, « sessualité », « monstration ». Le Spectacle requiert l’ensemble de la communication comme force de travail pour en dégager la plus-value en rapport avec les marchés financiers. Qu’il s’ensuive une laideur généralisée dans ce qui subsiste de la représentation artistique, que cette laideur soit de plus en plus agressive, et même pathétique, ne doit pas nous surprendre. Encore moins nous scandaliser. Un certain fou rire silencieux est ici de mise.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}