AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de Partemps


17.1.36 Hanovre

jour anniversaire de l’Empereur

Cher Monsieur Oelze, merci pour votre lettre, pour la Nouvelle3 et pour le
Times. Tout cela est fascinant. Les liaisons postales sont remarquables. La Nouvelle a été postée entre 13 et 14 heures à Brême et était entre mes mains le jour
même à 17 heures 30. Cette bonne vieille poste, bien avant le Troisième Reich.
Le recueil de poèmes ne me touche pas. Il faut que je me force pour m’y intéresser. Il est vrai que j ’avais beaucoup à faire au bureau cette semaine, beaucoup
de vieilles histoires, tout un bric-à-brac accumulé, tout un arriéré qu’il a fallu
reprendre. Et puis on remarque à l’ombre portée que Hanovre aura cette année
un nouveau corps d’armée, deviendra siège de commandement en chef et qu’i
nous va falloir effectuer les travaux préliminaires. Ah ! l’ambition des hommes !
Le commandant ne rêve que du moment où il sera lieutenant-colonel et le général
de la première étoile qui ornera ses épaulettes. Et les femmes harcèlent et talonnent toujours davantage leurs maris. Samedi soir donc, il y avait bal au casino
de l’école de cavalerie. Service ! En grand uniforme. A droite, enroulée autour
du bras, l’épaisse fourragère ; toute la région de la rate ornée de décorations et
d’insignes. Un de ces messieurs avait en plus — je les ai comptées — six médailles
et quatre décorations sur la poitrine, c’en était un de la Marine, avec des médailles datant du soulèvement de la Chine et de la révolte des Boxers. Donc, on danse
à nouveau la valse et la polonaise, et les messieurs portent des gants de chevreau
glacé blanc comme en 1900, à l’époque où j ’allais au cours de danse (à Francfortsur-l’Oder). C’est cela qui m’a le plus intéressé.
Hier j ’ai lu la Nouvelle, lentement, avec une rare attention, mot à mot. Et vraiment, cher Monsieur Oelze, juste un mot, peu importe le risque. Cette nouvelle
ne serait-elle pas légèrement ridicule? Tant de vie, d’activité, d’industrie pour
d’abord gagner puis seulement alors jouir, un prince et une princesse, un oncle
princier et un jeune page bien fait, un château qui donc pourrait en façade comme
sur l’arrière offrir de multiples, de remarquables points de vue. On fait un signe
avec un mouchoir de poche, et un vaillant artiste, un arbre respectable et un oncle
vénérable entourent cette princesse qui avec une belle amabilité émet des observations
pleines d’esprit — en un mot tout ceci ne resssemble-t-il pas à une caricature ? Considérez l’ensemble : des animaux sauvages s’échappent d’une ménagerie, et tout se
passe harmonieusement. Le murmure d’un enfant apaise la nature. Certes le Sublime voit l’unité du Tout et trouve toujours une issue, mais dans ce cas ne s’agit-il
pas simplement de facilité? Cela ne nous ramène-t-il pas à un âge qui sans doute
— peut-être — fut autrefois, mais qui est à jamais perdu pour nous ? Et n’est-ce
pas cela même, le fait qu’il est perdu, qui fait le sens de notre vie ? Pourquoi se
livrer à ces sortilèges, à ces tours de magie, pourquoi laisser libre cours à ces radotages qui voudraient nous faire croire qu’il en va autrement ? Naturellement c’est
une œuvre imposante, qui ne manque pas de majesté, mais n’est-ce pas en fait
vraiment trop simple ? Si je considère l’ensemble comme un moyen de nous conduire à un merveilleux poème, à un poème inhumain, qui joue avec la démesure,
un poème d’une divine grandeur, eh bien oui, le poème peut être extrême, non
humain, extraordinaire, le poème peut vagabonder dans les sphères olympiennes,
il est toujours pensé comme étant dans son essence même imposture et sacrilège.
Mais que dire du contenu de cette nouvelle ? Le point décisif, la ruse typiquement
goethéenne, cette infernale adjuration que ce vieillard voudrait nous faire accroire,
c’est la phrase par laquelle se termine le livre, la phrase du lion : «Certes non
pas comme celui qui a été vaincu, mais bien comme celui que l’on a apprivoisé,
comme celui qui s’est abandonné à sa propre volonté de paix». Et nous y sommes ! Le lion est un animal paisible, au fond. Tout est paisible, au fond. Il suffit
que vienne un enfant jouant de la flûte. Mais voilà, il ne vient pas ! Nous ne le
voyons pas venir. Bavardage que tout cela, bouffonneries, confort dans lequel se
complaît Monsieur le Conseiller privé (la maison du Frauenplan1). Il en va de même pour le style. Quel besoin d’équilibre, quel désir constant de remplir, d’aplanir, d’ouater mots et structures ! Aussi direct que l’écume! Univers doré, vernis
mordoré, tout est «en douceur». Une fois de plus, Monsieur Oelze, tout ceci est
gigantesque, mais n’est que pourriture. Et à présent je comprends certaines choses. Des générations de publications issues de cette nouvelle : 90 % de l’Inselverlag, y compris M. Carossa et votre cher M. Schröder, et aussi Hofmannsthal en
découlent. Voilà la dernière révélation. Une divinité coiffée d’un chapeau mou
et des lunettes de débutant stagiaire, voilà quels sont leurs emblèmes. Au diable
tous ces eunuques ! Arriveront-ils à quelque chose, ces Allemands, alors que ceux-là
mêmes qu’ils vénèrent leur présentent de la vie une image si harmonieuse, si bon
enfant, et au fond si gentille, si sage, si symbolique. A présent je comprends les
mots de Nietzsche : «Dieu, ce Dieu insidieux, piège des poètes 1 ». En vérité c’est
cela, un piège, un piège très insidieux. Un chien, en fait, ce Goethe ! Il savait bien
qu’il nous abusait et que c’est uniquement parce qu’il aspirait au repos et voulait
garder ses distances qu’il traitait ainsi du démoniaque. Je vous l’ai déjà dit : c’était
un malin. Il ne supportait pas la vue d’un corbillard, je le savais. Mais qu’il fasse
entrer les lions dans leur cage au son de la flûte, je viens seulement de l’apprendre ! Julius W olf 2 et son preneur de rats ne sont plus très loin. Je vous renvoie
ce petit livre impressionnant et vous remercie. Et où en est l’essai sur Pfitzner ?

Avec l’affection de votre Benn.
Commenter  J’apprécie          00









{* *}