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Citation de Partemps


Hector de Saint-Denys Garneau
Dans L'Autobus Du Village.

Le matin est transparent et le ciel est pâlement bleu jusqu'à la
fadeur; un matin de printemps qui sent encore l'hiver dans le vent
froid, où le gazouillis des oiseaux sonne comme un grelot, trop
clair dans l'air trop pur. L'eau du fleuve est d'acier sous le
soleil d'or pâle. Les lointains sont plus près à force de
limpidité. Le vent fait un bruit de pluie dans les feuilles mortes
qui gisent aux allées.
Je suis allé à la messe au prochain village. À la sortie, j'ai
avisé un autobus de campagne où je me suis installé. C'est une
antique Ford sonnant l'étain comme une casserole fêlée et qui
halète sur la route comme une vieille pouliche asthmatique. Peu à
peu s'installent les passagers, sur les deux banquettes qui se
font face. Une commère de village, la face olivâtre, plissée aux
yeux et à la bouche, jacasse sur les faits du jour inlassablement
avec le chauffeur. Un habitant à front mince, les yeux d'eau sale,
le nez longuement arrondi, tient entre deux rangées de dents
jaunes qui s'avancent en coin, une pipe à tuyau d'ambre d'où coule
la fumée poivrée du tabac brut. Une femme rondelette s'installe à
grande secousse. Elle a l'air bourgeois sous ses habits de bonne
qualité et de mauvais goût; elle a chapeau de paille bleu fleuri
en abondance, triple menton, joues pleines et de bon teint, nez
furet et yeux noirs en boutons de bottines à fleur de tête. La
jeune fille qui l'accompagne doit être sa fille: air de famille.
Elle est d'un bloc mal dégrossi comme la plupart des filles de
fermiers. Le chapeau de paille dont le bord avancé entoure son
visage d'une oreille à l'autre, tranche de son bleu noir sur le
teint gris d'une figure où l'on trouve une parfaite répétition des
boutons de bottines de la mère. Enfin deux farauds de village,
frais rasés, frais brossés, frais vernis, l'un d'air efféminé,
l'autre à mâchoire carrée, brutal sous sa casquette. Tous se
connaissent et la commère, un peu plus âgée que les autres, les
tutoie tous. Nous attendons.
-Qui qu'on attend?
-Le vieux Saint-Joseph.
Et tous de rire. J'ignorais le sens de cette boutade, mais je
n'étais pas loin de l'apprendre.
-Il doit être en train de prier saint Joseph.
-Non, affirma la commère, il est allé au magasin acheter une clef
de poêle. Il essaye probablement de marchander.
Nouveau rire général.
-Pourquoi pas partir et le laisser marcher?
-Il ne serait pas arrivé ce soir pour sa partie de dames.
Voici notre homme. Tous l'accueillent avec un sourire narquois et
entendu, où la commère met de la condescendance et les autres un
air de dire: " Nous allons nous amuser à ses dépens! "
-Y fait-y froid! énonce-t-il pour s'introduire dans la
conversation comme il s'installe là-bas.
La machine sile, se secoue, tousse, pète, grelotte et démarre
comme un hoquet.
Le bonhomme n'avait pas besoin de s'introduire dans la
conversation; d'elle-même, comme tous les regards, elle le prit
d'assaut à coups de questions narquoises.
-Oui, il fait trop froid pour que saint Joseph sorte aujourd'hui.
-Avez-vous bien prié saint Joseph? Est-ce qu'il vous exauce
toujours?
-Saint Joseph va toujours bien?
Et autres de même qualité.
Le bonhomme souriait d'un air scandalisé et de ne pouvoir
protester qu'inutilement. Il pouvait avoir soixante ans, un peu
courbé de rhumatisme, les cheveux gris. Son teint basané n'était
pourtant pas de bonasse santé, et là comme en ses traits
paraissait de la bile.
Il avait un nez cassé sous un front enfantin, le menton arrondi et
les lèvres minces, les joues un peu flasques et tourmentées à la
fois que d'un air bon enfant [sic]. Dans ses yeux enfoncés quoique
assez à la surface, se combattaient comme en toute sa physionomie
deux expressions opposées qui laissaient perplexe n'étant pas
successives mais simultanées. L'une était de candide bonne foi
avec ce quelque chose d'humblement bon qu'ont les dévotes,
personnes résignées à la volonté de Dieu. L'autre était aiguë dans
son avidité et d'une finesse hypocrite. Au demeurant, il n'y avait
pas que cela dans les yeux du " bonhomme Saint-Joseph ". En eux
luisait aussi une étincelle ardente dès qu'il s'agissait de ces
deux choses bien différentes, la dévotion et le pécule.
-Êtes-vous des chrétiens, vous autres, disait le bonhomme? Qui
est-ce qui vient avec moi au pèlerinage à saint Joseph, demain?
-Si vous payez le trajet, on ira, laissa passer en fumée à côté de
sa pipe le bonhomme à babines de lièvre.
-Ça fait mal au ventre de payer quand on n'a pas d'argent,
repartit le vieux d'un air souffreteux.
Chacun regarda son voisin du coin de l'œil d'un air entendu. En
effet, ces paroles contrastaient assez avec la mise fort
convenable du bonhomme.
-Vous venez d'acheter une clef de poêle?
-Oui, j'ai payé vingt sous pour ça.
-C'est pas cher.
-Assez cher. Mais il y a une chose qu'on reçoit sans payer, c'est
le ciel. On obtient ça avec des prières.
Et son regard brillait de conviction et semblait vouloir
convaincre ses compagnons.
Un des farauds objecta:
-Le ciel c'est pas pour tout de suite.
Et la commère ayant fermé les yeux pour aiguiser son dard sourit
par prévoyance et gazouilla:
-En effet, vous pouvez pas acheter une clef de poêle avec des
prières.
Tout le monde rit, de ce rire plus animal qu'humain, des gens sans
esprit en même temps que sans pitié, pour qui le vice n'a pas
d'amertume et qui se moquent d'un boiteux ou d'un chien blessé.
Le bonhomme feignit de ne pas comprendre que ce rire s'adressait à
lui. S'approchant de son voisin, il lui tapa sur le genou.
-Priez saint Joseph, priez saint Joseph. C'est en priant qu'on
gagne le ciel.
Et il se mit à fredonner un cantique de sa voix chevrotante: Bon
saint Joseph, Bon saint Joseph...
J'étais rendu, je descendis. L'autobus se secoua, toussa, péta et
démarra comme un hoquet.

de St-Denys Garneau,
ce jeudi, 5 mai 1932, Woodlands.
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