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Citation de mimo26


Berlin, avril 1945

Lisbonne, San Francisco et Tokyo furent détruits par un tremblement de terre en quelques minutes, et il fallut plusieurs jours pour que les incendies de Rome, Chicago et Londres s’éteignissent. Les brasiers et séismes qui se sont déchaînés sur l’endroit de la surface de la terre situé à 52° et 30´ de latitude nord et 13° et 24´ de longitude est ont duré presque deux ans. Ils ont débuté dans la nuit claire et sombre du 23 août 1943 et fini sous le ciel gris et pluvieux du 2 mai 1945.

Là, à trente-deux mètres au-dessus du niveau de la mer, encastrée dans une dune de l’ère glaciaire, s’étendait la ville de Berlin, jusqu’à cette nuit où la destruction a entamé sa marche funeste. D’ancien village de pêcheurs, elle avait été élevée au rang de bourg, de siège des margraves et des princes-électeurs du Brandebourg, de résidence des rois de Prusse et enfin de capitale de l’Empire allemand impérial et républicain. Créée après l’avancée des tribus allemandes dans le territoire des Wendes et des Slaves, des siècles durant, elle se tint à l’écart des régions de culture allemande, forteresse dans le pays colonial, bastion retranché de la vieille partie occidentale, avant-poste de la nouvelle partie orientale, elle n’entra dans le domaine de l’histoire allemande que plus tard, et bien plus tard encore elle y occupa la place centrale. Elle était composée d’une multitude de villes petites, grandes et de taille moyenne, de villages, de hameaux, de propriétés et de fermes, qui étaient dispersés entre la Havel et la partie est du plateau des lacs de Brandebourg, avant de se réunir en s’étirant vers les vieux bourgs de Berlin et de Cölln. Le ciselet de l’Histoire a œuvré avec parcimonie, il y a très peu de traces de son ascension et de sa métamorphose, mais ses multiples visages ont été affinés en quelques traits nobles gravés en profondeur dans le cœur de la ville.

Les vestiges du déclin qui a immédiatement suivi son accession au statut de capitale du Grand Empire allemand sont innombrables. Les feux, appelés grands incendies, les orages d’acier tissés dans des tapis de bombes ont transformé la figure ensanglantée de la ville en une tête de mort grimaçante.

La ville s’est vu infliger sa blessure initiale le 23 août 1943, lorsque deux cents avions de l’armée de l’air britannique ont porté la première attaque d’envergure. Les banlieues sud de Lankwitz, Südende et Lichterfelde sont devenues une île de mort, noircie par la fumée, dans l’océan de la vie, mais, cette fois-ci, ce ne fut pas l’océan qui engloutit l’île, mais l’île qui repoussa l’océan, et bientôt elle n’a plus été seule, partout, dans Moabit et la Friedrichstadt, autour de la gare d’Ostkreuz et à Charlottenbourg, sur la Moritzplatz et dans le Lustgarten, des îles de mort sont apparues, elles n’ont cessé de repousser plus loin leurs rivages et se sont rejointes, jusqu’à ce que la ville entière finisse par devenir un pays de mort, au milieu de quelques étendues d’eau dans lesquelles on trouve encore un peu de vie. Chaque attaque arrache un morceau à la structure de la ville, anéantit les biens, dégrade les conditions de vie.

Des quartiers entiers sont détruits et se dépeuplent. D’immenses zones industrielles deviennent des déserts de halles effondrées et de machines rouillées, de tuyaux, de barres, de câbles et de poutrelles métalliques. De nombreuses rues dont les façades toujours debout bordent encore les trottoirs ne sont plus que de cyniques trompe-l’œil. D’autres secteurs sont si mutilés qu’ils en deviennent méconnaissables, emplis d’une vie au souffle court, les restes de maisons déformées se dressent, dénudés et affreux, au milieu des tas de ruines, ces restes s’élèvent comme des îles au-dessus de la mer de destruction, les maisons sont dépouillées et échevelées, les chevrons des toits extraits telles des côtes auxquelles on aurait retiré la peau, les fenêtres sont aussi aveugles que des yeux aux paupières constamment baissées, ne clignant que de temps en temps pour laisser échapper un regard vitreux, les murs sont nus et sans plus d’éclat, semblables à de vieilles femmes dont le rouge et le maquillage auraient été effacés par une éponge impipoyable.

Dans d’autres parties de la ville, la dévastation n’est pas aussi totale, certes, la patte de la guerre a creusé d’énormes trouées, laissant souvent entrevoir de façon inattendue des immeubles d’arrière-cour rescapés des frappes, visibles pour la première fois, depuis les trottoirs, ils ne peuvent plus cacher leur horrible figure derrière l’apparat bas de gamme des maisons côté rue, puisque l’ouragan des explosions a, d’une certaine manière, levé le rideau. On trouve là tous les degrés et les variétés de la désolation, de l’anéantissement complet aux maisons en carton et cellulose ; des bâtiments dont les charpentes ont brûlé, certains totalement consumés par les flammes, à l’exception du premier étage, d’autres encore que les déflagrations ont balayés arrachant les croisées des fenêtres, les stores et les portes, et en haut desquels les squelettes décharnés des charpentes s’élancent vers le ciel comme des os sortent des cadavres. Des appartements sont perchés comme des nids d’hirondelles au-dessus des devantures éclatées, signe que les bombes sont tombées en biais, des caves ont tenu bon face à la pression des maisons effondrées, et seuls des tuyaux de poêle fumant au milieu de montagnes de gravats de plusieurs mètres de haut laissent voir que des gens y végètent comme dans la tanière d’un renard. L’anatomie des maisons s’expose à nu, les escaliers, les cloisons, les cages d’ascenseur et les cheminées sont les os, les conduites d’eau et de gaz, les artères, les radiateurs et les baignoires, les tripes. Un reste de vie lutte au milieu de la jungle de ruines, et la nature commence à coloniser la destruction brute en envahissant de mauvaises herbes les décombres.

La toile du réseau de transports aux multiples ramifications, tissée des nombreuses lignes de tramways et d’autobus, de métros souterrains et aériens, de la Stadtbahn et de la Ringbahn, des trains de banlieue et des S-Bahn, est déchirée, raccommodée en urgence, arrangée de manière provisoire, les horaires changent de jour en jour car les destructions de rails, de caténaires, de rails conducteurs, de câbles de signalisation, de tunnels, de viaducs, de ponts et de gares provoquent des restrictions, des suppressions, des dérivations.

Les traits représentatifs de la ville, les édifices du classicisme bourgeois groupés autour de l’île de la Spree et de l’axe tournant de l’avenue Unter den Linden, les caractéristiques de son visage créé de main de maître par Schinkel, Schlüter et Eosander, Rauch, Knobelsdorff et Langhans sont anéantis, et après que l’architecture de planche à dessin de Speer en a pris possession, ses emblèmes sont les bunkers, ces accumulateurs de la peur, ces inhalateurs de la déroute, blocs de béton gris-vert armés de batteries de canons antiaériens, aussi imposants que des mammouths géants, ils écrasent le quartier de Friedrichshain, le parc de Humboldthain et le Jardin zoologique, aucune ligne agréable ne venant adoucir leur architecture si brutalement fonctionnelle. À ceux-ci viennent s’ajouter les nombreux abris, souterrains et en surface, sur les places et à proximité des gares du centre-ville, dans les lotissements et les jardins ouvriers, ainsi que leur forme la plus primitive, les tranchées, creusées dans les parcs, les coins de forêt et au bord des talus qui longent les voies des trains de banlieue.

Au moment où la guerre a éclaté, la ville comptait 4 330 000 habitants, en avril 1945 il n’en reste plus que 2 850 000. Les hommes sont appelés au service militaire, réquisitionnés pour l’Organisation Todt, mobilisés pour le Volkssturm, transférés avec leurs entreprises, les femmes sont réfugiées dans les zones a priori non touchées par les menaces aériennes, les personnes âgées et les malades sont évacués, les jeunes gens sont convoqués au Service du travail, les écoliers sont envoyés dans les camps d’éloignement à la campagne, les Juifs sont déportés. Les pertes démographiques sont en réalité bien plus importantes, sur les 2 850 000 habitants de la ville, 700 000 sont des travailleurs forcés étrangers venus de pays soumis et assujettis, des Ukrainiens, des Polonais, des Roumains, des Grecs, des Yougoslaves, des Tchèques, des Italiens, des Français, des Belges, des Hollandais, des Norvégiens, des Danois, des Hongrois, des Juifs capables de travailler et des concentrationnaires des camps de la mort de l’Est. Ils sont parqués dans des baraquements construits à la hâte et entourés de barbelés, sur les étendues désertes entre la ville et les banlieues, des décharges et des terrains vagues, le plus souvent le long des voies ferrées. Ces bâtiments présentent une ressemblance frappante avec les logements provisoires érigés pour les victimes de bombardements, qui se tiennent, mornes et gris, entre les bois et les jardins ouvriers, à la seule différence qu’ici (comme partout) les barbelés sont remplacés par le réseau invisible d’un système de surveillance et de coercition hautement perfectionné.

Les ministères ont quitté Berlin, sont « délocalisés » ou éloignés dans des « points d’évitement », sur la Wilhelmstrasse les locaux sont démontés, jour et nuit on charge dans des camions des dossiers, des armoires et des caisses, mais aussi des meubles, des ustensiles de ménage et des valises. Les hautes administrations des ministères et du parti fuient la ville, seuls ce qu’on appelle des « centres de contrôle » restent sur place, mais pour eux aussi on s’inquiète et on met à leur disposition les trains spéciaux « Adler » et « Dohle » à Lichterfelde-West et Michendorf ainsi que de nombreuses voitures privées.
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