Ah ! Mes vignes ! Ce sont des soldats rangés en ordre de bataille dont j'ai été le général, je les ai aimées en tant que moyen de gagner des guerres. Mon jardin, lui, est ma part de superflu, c'est pourquoi j'y tiens tant, c'est pourquoi je ne le quitterai jamais.
Ma mémoire a gardé les vagues intenses de l'orgue si bien accordées à ce que nous ressentions. Tout le chœur était submergé, la musique volait d’âme en âme, tantôt raffinée et tantôt convulsive, exacerbée, profonde, ample , vibrante comme nous. Elle était nous.
Je te sens près de moi surtout le soir avant de m'endormir.
Je te parle de la voix et des larmes, je te confie mes incertitudes et mon isolement, mes efforts pour communiquer, comprendre, m'adapter à ce monde. Je t'appelle : "Mère" comme autrefois - à quoi en souriant tu répliquais : "Fille ?". Je t'explique mon vide, ma béance et j'attends que tu te manifestes d'une façon ou d'une autre. Il n'est pas possible que ton amour ne soit plus sur moi tel un fanal. Dans la pénombre je murmure ton nom et en appelle à tes pouvoirs. Donne-moi la paix ; donne-moi la vie ; enfante-moi une fois de plus.
Ta maison, notre maison, a vieilli d'un coup. C'est à peine si je la reconnais tant elle est vidée de sa substance...
Par quoi commencer ? Il faut des cartons, des sacs, tout un système de tri, il faut déshumaniser tout ça, anéantir ton univers puisqu'il n'a plus de bien-fondé. J'erre d'une pièce à l'autre telle une intruse, ce que je vais faire est sacrilège, pardonne-moi. Tu n'as pas eu le temps de préparer ton intérieur à cet outrage, tu ne m'as pas dit ce qui doit être respecté et ce à quoi tu renonces. C'est à moi de choisir, de trancher et de condamner.
Maman,
Quand je sonde notre passé- on ne peut donc plus parler que de passé ! - je me dis que nous sommes allées au-delà de l'affection d'une mère et sa fille ; que ce soit bien ou mal, je m'en fiche complètement, les psys ont des idées fixes à ce sujet, moi pas, d'autant que je n'ai pas d'enfant, donc je ne sais pas où est la norme-le politiquement correct de la maternité.
Tu l'écris dans ton cahier dès la première page : nous nous sommes reconnues et apprivoisées, cela ne s'est pas fait en deux jours mais après ç'a été un pacte indéfectible.
Tandis que nous commentions le travail accompli, je me disais qu'entrer dans le vif de mon véritable sujet, mon sujet personnel et brûlant, était un acte malaisé, pénible, quasi insurmontable.
Maintenant que le moment approchait de lui révéler ma motivation première, je sentais à quel point c'était dangereux. Nous avions des rapports de sympathie et j'allais jeter une grenade dégoupillée.
A cet instant j'ai hésité, la tentation s'est insinuée de partir sans rien dévoiler.
C'est la première fois que j'entends ces mots, jusqu'alors aucun homme ne s'est hasardé à me dévoiler sa vulnérabilité, au contraire, chacun d'eux croyait devoir endosser le rôle de conquérant.