Henri Nahum

C’est en France qu’aura lieu l’événement le plus important : la fondation, à Paris, en 1860, de l’Alliance Israélite universelle.
Un groupe de jeunes Juifs crée cette association qui a pour but de : « 1) travailler partout à l’émancipation et aux progrès moraux des israélites ; prêter un appui efficace à ceux qui souffre en leur qualité d’israélites ; 3) encourager toute publication propre à amener ces résultats ».
Le nom d’« Alliance Israélite universelle » est significatif ; chacune de ses composantes a été pesée avec soin. « Alliance » est une allusion à l’alliance qu’a contractée Dieu avec le peuple hébreu ; « Israélite » : il y a le choix délibéré du terme « israélite » - civilisé, émancipé, assimilé, intégré à la vie de l’État. « Universelle » : c’est la programmation, dès la fondation, de la vocation mondiale de l’association et de la solidarité de la communauté juive.
Les jeunes Juifs français qui fondent l’Alliance sont émancipés depuis deux générations ; ils se voient comme des citoyens français à part entière, « libres et égaux ». Ils ne peuvent pas concevoir d’autre système de valeurs que celui qui les a émancipés et leur a permis de s’épanouir, celui des « grands principes de 89 ». Ils sont pénétrés des concepts de progrès et d’évolution. Ils portent un regard européen sur le judaïsme ottoman et souhaitent transformer ce dernier le modèle européen, qui leur paraît non seulement le meilleur, mais le seul valable. Les Juifs ottomans, pensent-ils sont « dégénérés » ; il faut les régénérer et, pour cela, les instruire et les éduquer. Instruction, éducation, régénération sont les étapes nécessaires pour que le judaïsme méditerranéen, et plus particulièrement ottoman, puisse devenir conforme au modèle européen. L’Alliance entreprend donc d’ouvrir des écoles dans tout le Bassin méditerranéen, aussi bien en Afrique du Nord que dans l’Empire ottoman, mais également en Roumanie et en Perse. La première école est créée au Maroc, à Tétouan en 1862. En 1901, l’Alliance compte au total 109 établissements scolaires et 29 000 élèves ; en 1913, 183 établissements scolaires et 43 700 élèves. En 1911, à la veille des guerres balkaniques, on évalue à 10 000 le nombres d’enfants Juifs scolarisés par l’Alliance à l’intérieur des frontières de la Turquie d’aujourd’hui, pour une population juive de 140 000 ; 35 % des enfants Juifs sont scolarisés par l’Alliance ; dans toutes les communautés de l’Empire ottoman comptant une population juive de plus de 1000 habitants, existe une école de l’Alliance.
L’Alliance ouvre également des écoles d’apprentissage, dans le but de former un artisanat juif, de donner aux jeunes gens des habitudes de travail, d’économie et d’ordre et surtout de les élever « au-dessus du niveau moral dans lequel ils ont grandi ». Ici encore le désir de régénération est évident. Toujours en vue de cette régénération, cette fois-ci par le travail de la terre, l’Alliance fonde des colonies agricoles, d’abord en Palestine, puis sur d’autres sites.
A Smyrne, l’Alliance ouvre une école de garçons en 1873, une école de filles en 1878.

On peut penser que Smyrne, à la fin du XVème siècle, est presque vidée de ses Juifs et que, lorsqu'en 1492 Ferdinand d'Aragon et Isabelle de Castille signent à Grenade le Décret d'expulsion des Juifs d'Espagne, les nouveaux venus, auxquels se joignent quelques années plus tard les Juifs expulsés du Portugal, sont autoritairement orientés vers Constantinople. Cela explique peut-être que, jusqu'au XVIIème siècle, il n'est guère fait mention d'une communauté juive à Smyrne, contrairement à d'autres villes anatoliennes de moindre importance.
Rien n'indique, en effet, que les Juifs ibériques soient venus s'installer à Smyrne dans les années suivant immédiatement l'expulsion (...) p 26

En 1892, Les Juifs ottomans célèbrent le quatrième centenaire de leur arrivée dans l’Empire. ; prières spéciales dans toutes les synagogues, visite du grand rabbin au Sultan, numéros spéciaux de tous les journaux juifs, poèmes de circonstance en espagnol, en hébreu, en turc et en français ; à Smyrne, El Novellista publie en français, un poème intitulé « Les proscrits ».

Quand dans les galions lourds de triste charge
Les éternels proscrits erraient de mers en mers
Et demandaient asile avec des cris amères
Les peuples, les voyant passer, criaient : Au Large !
(...)
Là-bas, à l’orient, est un pays vainqueur :
Le ciel en est clément, le terre en est féconde ;
Celui qui le gouverne a mon nom dans le cœur.

Là, tous, l’humble et le faible ont place à la lumière
Là, le bon et le juste ont toujours le dessus
Allez vers le palais, allez vers la chaumière,
Si c’est au nom de Dieu, vous y serez reçus

Le voilà ! Le voilà ! L’Orient s’illumine
Le port est là ! Stamboul au loin est tout vermeil
Vers la cité puissante, Israël s’achemine
Et ses hymnes de grâce éclatent au soleil.

Et lorsque ceux qu’hier tous paraissaient maudire,
Entrèrent dans Stamboul, misérables et nus,
Pour la première fois on put entendre dire :
Vous êtes des proscrits, soyez les bienvenus. »

Il y a donc bien, chez la nation juive ottomane, comme chez toute « nation », un désir de reconstituer une histoire, en privilégiant certains faits et certains événements, en en minimisant d’autres. p.51

En 1876 Abdül- Hamid II arrive au pouvoir. (...) En proie à des difficultés financières considérables et aux ambitions des puissances européennes qui rivalisent pour établir leur contrôle économique et politique dans les Balkans et en Méditerranée orientale, L'Empire se débat pour survivre et essaie, pour y parvenir, de s'ouvrir à l'Occident et de se modeler sur lui. C'est ainsi qu'il a entrepris, au cours du XIXème siècle, une série de réformes de sa structure politique, les Tanzîmat. Ces réformes renforcent l'organisation pluri-communautaire de l'Empire. (...) Les Tanzîmat ont proclamé l'égalité de tous les sujets de l'Empire, quelles que soient leur race et leur religion; la sécurité des personnes et des biens est assurée; l'égalité devant la justice et l'impôt est proclamée, de même que le droit d'accès à toutes les fonctions et la liberté de tous les cultes. Mais, en même temps, alors qu'il s'agit de rendre l'Empire plus vigoureux et apte à résister à la pression occidentale, alors qu'il s'agit de rendre plus solidaires les communautés qui le composent, les Tanzîmat enferment ces communautés dans leur particularisme (...) p.10

Les structures qui dirigent la « nation » juive sont dotés de très larges pouvoirs. (...) Les organes dirigeants disposent de tout un arsenal de sanctions : amendes, emprisonnement, exil, excommunication. En 1896, par exemple, le directeur d’un journal qui avait protesté contre l’augmentation du prix de la viande et avait demandé des éclaircissements sur les revenus et les dépenses de la communauté est excommunié : « Par la présente, proclame le Grand Rabbin, je vous informe que J.A. est séparé et exclu du peuple d’Israël. Vous devez, en conséquence, veiller à ne pas vous trouver à quatre coudées de lui. » p.58

L’Alliance entreprend également de créer un artisanat féminin. Les instituteurs insistent sur la médiocrité de la condition féminine. La femme juive, écrivent-ils, est méprisée, elle est l’esclave de son mari ; il faut donner une bonne éducation morale aux filles, leur ouvrir l’esprit, leur inspirer le « goût du beau ». Le fait que l’Alliance s’intéresse à la formation professionnelle des filles – sans grand succès d’ailleurs -, le fait surtout qu’elle donne une instruction aux filles, vouées jusque-là à l’illettrisme, est une importante innovation dans le communauté juive. p97

L’européocentrisme et le francocentrisme sont affirmés dans tous les manuels scolaires de l’Alliance de la fin du XIXème siècle.
(...)
La nation civilisatrice par excellence, c’est la France qui « représente la civilisation dans ce qu’elle a de plus noble et de plus élevée, car elle a formulé les principes d’où est sortie cette civilisation : elle les a toujours portés inscrits sur son drapeau où ils se détachent lumineux pour rayonner sur le monde. »

En juillet 1908, les Jeunes-Turcs prennent le pouvoir.
(...)
L’idéologie des Jeunes-Turques coïncide bien, en effet, avec celle des dirigeants de la « nation » juive. (...) Soumis depuis plusieurs décennies à l’influence de l’Alliance Israélite Universelle, les dirigeants de la communauté juive sont particulièrement sensibles au désir des membres du comité Union et Progrès de se conformer au modèle occidental.

Le « Règlement d’administration de la communauté israélite d’Izmir », rédigée en judéo-espagnol, est promulguée en 1911. (...) Le Règlement est calqué sur celui de la communauté juive d’Istanbul édicté en 1864, lui-même inspiré du Règlement organique arménien.
La communauté se compose de tous les hommes juifs de Smyrne et de ses environs, qu’ils soient citoyen ottoman ou de nationalité étrangère.

Au moment de la révolution jeune-turque, le directeur de l’école de l’Alliance fait état de l’enthousiasme de la communauté juive. Il n’en est pas étonné : formés par l’Alliance israélite universelle, les jeunes juifs de Smyrne sont imprégnés par « les grands principes de 89 » et ne peuvent qu’adhérer à la révolution unioniste. p.68