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Citation de idirtas


Voyage de Lydia en Algérie (décembre 1992)

A l’hôtel Cirta
penchée à la fenêtre de ma chambre
je regardais se découper dans le drap blanc de la rue
le traversin jaune des taxis
insoucieux de braver les profondeurs de la nuit

L’escarpement des routes me fit oublier
toute la foule reconnaissable cette après-midi encore
sans la housse blêmissante de la neige
J’étais aux confins d’un monde mort prête à m’enfuir
La neige la nuit et la neige semblables à un drapé
s’immobilisant à la pointe sonore de ma mémoire
marchaient pacifiquement

Hier Tiddis et sa terre rouge
Aujourd’hui Constantine toute en hermine
J’ignorais que couvaient déjà
les germes rouges et blancs de la révolte

Anéantissement sous un nuage de dômes
Cloaque d’espoirs éventrés
Minuteries chevrotantes
La douleur est vide de mots
La fin du monde
poussière lucide percée de clairvoyance
Qui orchestre la symphonie des portes qui se ferment
Dans la fureur des herbes glacées au petit matin
le dos de la fourmi cassée
la gerçure sanguinolente de l’archer du violoniste
À pas de loups quelqu’un s’en va
Où tendre sa main
étranglement au goulot d’un pont se brisant
Le mensonge se retourne sur les ruines de Tiddis

Sevrée d’une rencontre tardive
j’atteignis à Ghardaïa
l’exil étrange du fond de tes yeux
Dans le plus grand secret j’inventais
des raccourcis pour l’enfance
puis j’écrasais sous mon talon ce fruit vert
porté à nos lèvres gémellaires
La lumière abondante fuyait déjà usée de mots

J’ouvre ma chambre au balcon
Il n’y a personne dans les rues
Seulement une ligne de maisons
trouant le châle sombre de la nuit
Au bord d’un trottoir frissonne
quelque chose d’imperceptible
qui n’est ni du vent ni du sable
tirant ses forces de la vieillesse des dunes
Je penche la tête par-dessus la balustrade
On me frappe dans le dos
On me spolie de mon sang
Cou coupé vite reposé
Je rêve sans doute
Il n’y a personne dans les rues
Seulement la ligne impavide des maisons
sous le châle sombre de la nuit
Pour la première fois apeurée
je regarde mieux l’angle vide
les colonnes qu’on dit déloyales
Ombres délogez-vous
mais nul coupable n’est en vue dans ce coupe-gorge

J’ai rêvé sans doute dans cette ville encaissée dans la nuit
Mon rêve est une impasse.
L’enseigne de l’hôtel brûle
de toutes ses lumières incombustibles
Aucune clameur de haro ne sera à ce jour poussée
Mes hypothèses étaient toutes hasardées
En hâte je me coule dans mon lit
rapprochant les dunes mauves de Biskra
des draps tout frais blanchis des rues de Cirta

Toutes les villes des nations des provinces
des bords de mer ou des déserts
ont des points communs
Au besoin je les invente
Biskra la douce
Constantine la vertigineuse
Courbes tendres et hauteurs secrètes
Depuis que votre profondeur
horizontale et verticale m’enchante
je ne dors plus

De nouveau j’ouvre ma chambre au balcon
Dehors la nuit est avancée
Au bord d’un trottoir frissonne
l’imperceptible écho d’une présence
De nouveau je retire ma tête de la balustrade
le souffle haletant
De quoi ai-je peur
La nuit suit son cours rivée aux dunes
que je devine au loin après la gare
et son chassé-croisé de rails et d’oueds asséchés
dans ce désert que je visiterai un jour
où je n’aurai plus de délai
un jour où je n’aurai plus peur

Une feuille passe dans la rue à toute allure
comme si elle avait un train à prendre
Elle ne passe pas elle disparaît s’écrasant les côtes
contre le crépi des façades couvertes d’épines
Le monde soudain se fait plus dur
Un papier transparent comme l’aile d’une phalène
vole cette fois au ras de mon balcon
puis se perd à l’encoignure d’une autre rue
À ce moment précis j’ignore pourquoi
j’apprends que les hommes ne s’aiment pas
Ils marchent côte à côte
mur à mur
colorés d’une rougeur amère
qu’on prend pour le feu de la vie
À ce moment précis j’apprends pourquoi j’ai peur
Quand les hommes errent trop longtemps
ils coupent les racines de leur cerveau
ils entrent dans un livre qu’un autre qu’eux écrit
chiens perdus dans une histoire cynique
chiens miteux se mirant
dans une flaque flanquée d’une eau boueuse
Pendant que la brume noire des jours de la nuit
envahit les jardins les maisons les rues
ils se scindent de leur jeunesse
et ne savent plus où enterrer leur pas
Ils rentrent dans l’histoire à reculons
tremblant de tous leurs membres
Décharnés compagnons d’une route abandonnée
je vous suis fidèle

Sous la coupe fraîche et ténébreuse
de la forêt d’Akfadou
j’oubliais jusqu’au jour de ma naissance
Dans un lit qui recevait mon corps pour la dernière fois
je dormis comme si j’avais toujours dormi là
veillé par le souffle réconciliant d’ancêtres
que je n’ai jamais connus
Ce fut la première fois que la nuit innocenta
si parfaitement ce que révèle le jour
Ma seule nuit véritable me confortant dans l’idée
que toutes les nuits du monde travaillent
à la réfection des jours
à l’apaisement de tous ces maux s’accumulant
séculairement aux pieds de l’Histoire
détritus d’espérance refroidie
cendres d’incapacité haineuse
Mon intimité avec ce lit cette maison
cette longue forêt
mit en réserve tous mes sombres pressentiments
Aussi au moment de rouvrir les yeux
je préférais feindre de dormir
et poursuivre mes visions candides au-delà de leurs limites
comme un enfant faussement alité
l’enfant de cette terre qui voulait bien de moi
et de mes brûlantes fièvres
Quand il me fallut partir
tous les arbres de toutes les forêts
de tous les versants s’ouvrirent à contrecœur
Et si je ne pleurais pas c’est que j’ai encore de l’orgueil
de la trempe de ces montagnes

A Béjaïa j’appris que le voyage est un songe
que l’on poursuit les yeux tendus sur les limites de l’horizon
Je sus dans le murmure du vent
qui lisse les paroles de Yemma Gouraya
qu’il faut creuser en soi des choses regardées
le reflet inaltérable qui abreuve la vertu des secrets
qu’on ne comprend pas
Je consacrais le corset bleu et vert de la mer
croisée à la force sylvestre
comme le lieu de la plus belle des inhumations

La mer attache ses boucles à la corniche de Jijel
Je me rapproche de ce jour où je m’en irai
Déjà j’entrecroise dans mon esprit
les rails de Biskra les oueds asséchés
les dunes que j’aurais voulu nouer
aux caresses de mon désir
Déjà à moitié scindé de cette terre
les boucles qui se referment m’ensanglantent
C’est l’heure du saut dans le vide rêvé et mérité
l’entrée dans un monde sourd
soupirant d’ignorance

Une dernière fois penchée sur ses remparts de pierres
Cirta m’accueille à bras ouverts
et dans la multiplication de ses lumières
d’autres villes d’autres hameaux
illuminent mon voyage d’un lourd savoir
Sans me fier à la dureté de ses traits
je m’abandonne à elle entièrement aimante
soumise à ses gorges
à ses vertiges ténébreux
à la profondeur de ses berceaux
où dort à poings fermés le Rhumel
Demain je m’en irai
Là-bas de l’autre côté de la mer
un autre bilan m’attend
peut-être plus amer
J’emporterai avec moi un peu de cette musique mouillée
et dans l’ombre gardienne de ma mémoire
j’écouterai ces morceaux volés à sa pluie cachottière
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