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Citation de dede


Les responsables de la rédaction du bidécadaire illustré La cause aventurière manquaient d'ouvres littéraires susceptibles de "river" l'attention du lecteur adolescent. (...)
On décida finalement de passer commande d'un roman en plusieurs épisodes.
Un messager de la rédaction porta en hâte une convocation à l'écrivain Moldavantsev et, dès le lendemain, ce dernier était assis sur le canapé style "marchands d'autrefois" du cabinet directorial.
"Vous comprenez, essayait de lui faire comprendre le rédacteur en chef, cela doit être divertissant, nouveau, plein d'aventures intéressantes. En somme, cela doit être le Robinson Crusoé soviétique. (...)
Et effectivement le roman fut prêt à la date prévue. Moldavantsev ne s'était pas trop écarté du célèbre original. (...)
Un jeune Soviétique fait naufrage. Le flot le dépose sur une île déserte. (...) Il est entouré de dangers: les bêtes, les lianes, la saison des pluies qui va commencer. Mais le Robinson soviétique, plein d'énergie, surmonte tous les obstacles, en apparence insurmontables. Et trois ans plus tard une expédition soviétique le retrouve, dans la plénitude de ses forces. Il a vaincu la nature, construit une maisonnette, l'a entourée d'une ceinture verte de potagers, a créé un élevage de lapins, s'est tissé une blouse paysanne avec des queues de singe et a appris à un perroquet à le réveiller chaque matin en criant: "Attention! Rejetez vos couvertures! Rejetez vos couvertures! Nous commençons la gymnastique matinale!"
- Très bien, fit le rédacteur. Et au sujet des lapins, c'est tout simplement magnifique. (...) Mais, vous savez, je ne vois pas très clairement l'idée majeure de l'ouvre.
- Lutte de l'homme contre la nature, annonça Moldavantsev avec son laconisme habituel. (...)
- Mais on ne sent pas l'organisation sociale soviétique. Où est par exemple le comité d'entreprise? Le rôle directeur du syndicat? (...)
- Et où prendrait-on le comité d'entreprise? Vous êtes bien d'accord que l'île est déserte?
- Oui, (...) elle est déserte. Mais il faut un comité d'entreprise. Je ne suis pas un artiste du verbe mais, à votre place, je l'introduirais. En tant qu'élément soviétique.
- Mais tout le sujet est construit sur le fait que l'île est dés...
Moldavantsev jeta alors, par hasard, un coup d'oeil au fond du regard du rédacteur en chef et resta pantois. Il y avait dans ce regard un tel printemps, on y sentait une telle vacuité, une telle bleuité des mois de mars qu'il décida d'accepter un compromis.
- C'est vrai, vous avez raison, fit-il en levant le doigt. Bien sûr. (...) Ils sont deux à échapper au naufrage: notre Robinson et le président du comité d'entreprise.
- Et aussi deux permanents, - ajouta froidement le rédacteur en chef. - (...) Deux permanents, et disons aussi une militante, pour percevoir les cotisations.
- Pourquoi encore une trésorière? De qui va-t-elle percevoir les cotisations?
- Mais de Robinson!
- Le président du comité d'entreprise peut très bien percevoir les cotisations de Robinson. Il n'en mourra pas.
- Sur ce point vous faites erreur, camarade Moldavantsev. C'est absolument inadmissible. Un président de comité d'entreprise ne doit pas se disperser et courir à droite et à gauche pour percevoir des cotisations. Nous luttons contre cela. Il doit s'occuper d'un travail sérieux, d'un travail de direction.
- Alors on peut rajouter une trésorière, fit Moldavantsev résigné. (...) Elle épousera le président du comité d'entreprise, ou ce même Robinson. Ce sera quand même plus gai à lire.
- Inutile. Ne versez pas dans le boulevard, dans un érotisme malsain. Elle n'a qu'à percevoir bien tranquillement ses cotisations et les garder dans un coffre-fort. (...)
- Permettez, un coffre-fort est impensable sur une île déserte! (...)
- Attendez, attendez, (...) vous avez dans votre premier chapitre un endroit merveilleux En même temps que Robinson et les membres du comité d'entreprise, le flot rejette sur la rive différentes choses...
- Une hache, une carabine, une boussole, un tonneau de rhum et une bouteille de liquide antiscorbutique, énuméra solennellement l'écrivain.
- Barrez le rhum, dit rapidement le rédacteur en chef. Et puis aussi: qu'est-ce que c'est que cette bouteille de liquide antiscorbutique? A quoi bon? Mettez plutôt une bouteille d'encre! Et obligatoirement un coffre-fort.
- Vous y tenez, à ce coffre-fort! On peut très bien garder les cotisations syndicales dans le tronc d'un baobab! Qui ira les voler?
- Comment qui? Et Robinson? Et le président du comité d'entreprise? Et les permanents? Et la commission de contrôle de magasin?
- Elle aussi a échappé au naufrage? demanda peureusement Moldavantsev.
- Oui. (...)
"Peut-être, demanda perfidement l'auteur, le flot a-t-il aussi rejeté une table de réunions?
- Ab-so-lu-ment! Il faut quand même donner aux gens des conditions de travail correctes! Bon, disons une carafe d'eau, une sonnette, une nappe. La nappe rejetée par le flot peut être comme vous voudrez. Elle peut être rouge, elle peut être verte. Je ne limite pas la création artistique. Mais mon très cher, voici ce qu'il faut faire avant tout: il faut montrer les masses. Les vastes couches des travailleurs.
- Le flot ne peut pas rejeter des masses, fit Moldavantsev, têtu. (...) C'est à faire rire les poules!
- Au fait, plaça le rédacteur en chef, une petite quantité de rire sain, enthousiaste, optimiste, ne peut pas faire de mal.
- Non! Le flot ne peut pas faire cela.
- Pourquoi le flot? fit soudain le rédacteur en chef d'un ton étonné.
- Et comment les masses parviendraient-elles autrement sur l'île, puisqu'elle est déserte?
- Qui vous a dit qu'elle était déserte? On dirait que vous essayez de m'embrouiller. Tout est clair. Il y a une île, une presqu'île serait même mieux. (...) On y fait du travail syndical, parfois on n'en fait pas assez. La militante met à jour un certain nombre d'anomalies de fonctionnement, ne serait-ce que dans le processus de perception des cotisations. Les vastes couches lui apportent leur aide. Ainsi que le président repenti. A la fin, on peut montrer une assemblée générale. Ce sera très spectaculaire, en particulier au point de vue artistique. (...)
- Et Robinson? balbutia Moldavantsev.
- Oui. Vous faites bien de me le rappeler. Robinson m'embête. Supprimez-le carrément. C'est un type de pleurnichard stupide et sans aucune justification.
- Maintenant je comprends tout, fit Moldavantsev d'une voix sépulcrale. Ce sera prêt demain.
- Eh bien, au revoir. Ouvrez. Au fait, vous avez au début du roman un bateau qui sombre. Vous savez, on n'a pas besoin de naufrage. Passons-nous de naufrage. Ce sera plus amusant. Pas vrai? (...)
Demeuré seul, le rédacteur en chef eut un rire heureux.
"Enfin, dit-il, enfin! Je vais enfin avoir un vrai roman d'aventures, et qui plus est pleinement artistique".
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