J'avais progressivement élaboré une théorie des âges. Personnelle et contradictoire. Il me semblait que l'homme naît entier pour devenir ignorant. Naître en pleurant, c'est bien pour quelque chose. Le nourrisson possède la pleine connaissance de l'univers. Et, bouleversé d'avoir à vivre cette condition humaine qu'il discerne si bien, il geint. S'il ne parle, ce n'est pas qu'il ne peut pas. Il comprend ce qu'on lui dit. C'est qu'il connaît toutes les langues, toutes les cultures, tous les courants de pensée. Alors les mots sortent en embouteillage. Il bafouille. Il pleure toutes les nuits de ne pouvoir prévenir ses parents de la réalité du monde. Prophète muet.
En vingt ans de vie commune, je n'ai jamais connu mon père. J'ai cru y parvenir bien des fois, en vain. Rien que de très normal, sans doute. Le bonhomme est du genre changeant. Rien qui ne justifiât des nuits sans sommeil.