Il imagina, durant les quelques minutes de ce voyage qui n'aurait jamais dû s'achever, mille et une choses qui rendent la vie si précieuses et lui donnent cet indéfinissable goût de soleil et d'espoir.
Il n'est pas ce qu'on pourrait appeler quelqu'un de sociable. Non pas que les autres lui soient insupportables. Mais pour être honnête, il ne sait plus vraiment comment on fait. Il a oublié. Depuis cinq ans, il a oublié les mots que l'on se dit quand on se rencontre pour la première fois. Il a oublié les mots qui apaisent un chagrin. Il a oublié les mots qui encouragent ou qui félicitent. Personne ne l'encourage ni ne le console, jamais. Alors il a perdu l'habitude.
On ne peut soupçonner ce que chacun dissimule au plus intime de soi. La détresse, l'indifférence, l'amour ou la jalousie bien souvent demeure imperceptiblement enfouis.
Elle qui avait tout vécu, le pire comme le meilleur, le pire surtout, était à mille lieues d'avoir soupçonné l'élan vertigineux qu'elle ressentirait à cet instant. C'était comme si les épreuves les plus douloureuses de sa vie, les cauchemars les plus réels s'évaporaient soudainement. Et ce sentiment étrange la remplissait de joie, évidement, mais aussi la mettait mal à l'aise, comme si un éternel sentiment de culpabilité l'empêchait de se plonger sans réserve dans ce bonheur, comme si le destin l'avait condamnée aux ténèbres et ne supporterait as une telle rébellion. Et puis elle l'a perçue, elle a entendu sa fille murmurer son prénom, Victoire, et alors, seulement, les vannes se sont ouvertes, les remparts patiemment construits pendant toutes ces années d'angoisse se sont brutalement effondrés. Comme si finalement tout avait un sens, et que ce sens triomphait dans un petit être de chair et de larmes.
Léopoldine ne remarque donc pas les yeux du jeune homme en face, timidement levés sur elle, tentant de capter un seul de ses regards, à la dérobée. Elle ne l'a jamais remarqué, lui dont le cœur depuis cinq semaines déjà ne bat qu'au souvenir de ses lèvres, de son cou, de ses cheveux. Léopoldine n'arrive pourtant pas à se concentrer suffisamment pour lire quelques pages du livre qu'elle a commencé hier, Vingt-quatre heures de la vie d'une femme. Elle l'a déjà lu deux fois, mais c'est ainsi, quand elle aime, elle ne compte pas, et Stefan Sweig est un génie, un maître pour décrire le tumulte des sentiments humains.
Tous sont égaux face au métro. Pas de première classe, ni de seconde. Pas de tarif privilégié, ps de carte de fidélité. Sous terre, chacun devient l'égal de son voisin. Le métro parisien, vivier de la diversité. Brassage des cultures, mélange des genres, variété des destins. Hasard des correspondances et le déterminisme topographique font se côtoyer ceux qui à la surface de la terre, dans la vie réelle, n'auraient jamais eu la moindre occasion de se rencontrer.
Quatre-vingt-douze millions de visages qui se scrutent, se négligent, se méprisent ou se séduisent. Parfois les mêmes visages, mais jamais tout à fait les mêmes. Le métro parisien, huis clos moderne ? Henri Viollet en est convaincu.
Il est d'une espèce rare et précieuse, difficile à classifier, mais fascinante, comme les papillons aux ailes turquoises, qui scintillent de mille feux, majestueux, altiers, prisonniers sous des cadres de verre.