"Savez-vous seulement respirer ? » demande un naturiste patenté de l'île du Levant. Tiens, voilà une idée ! Je pratique cette forme de combustion lente, depuis ma naissance, comme M. Jourdain faisait de la prose mais, à la réflexion, je n'ai jamais dû la réussir parfaitement. Durant des années, le même professeur de culture physique, à l'école, me mettait régulièrement un zéro de respiration. Elle avait une curieuse façon de nous empoigner la cage thoracique entre ses deux larges mains hommasses et de commander : " Respire !" d'un ton sans réplique, en nous jetant son haleine fauve au visage. D'année en année, je récoltais mon zéro sans remords. Jamais il ne serait venu à l'esprit de ce professeur simplet de m'apprendre à respirer - je ne savais pas : j'avais zéro; elle avait accompli sa tâche. Quant à moi, c'était comme si on avait noté la couleur de mes yeux. Je n'y pouvais rien, j'étais innocente et même victime d'une fatalité.
Je m'efforce de ne pas parler pour ne pas bousculer mon débit et bégayer, mais la conversation des autres me transperce. Je souffre, physiquement au fil des nerfs, du temps qu'il faut à l'un pour s'exprimer, à l'autre pour le comprendre. L'échange de propos le plus simple, le plus clair, le plus banal, me met en transe. Au carrefour aigu de l'intelligence et de la sensibilité, mon « avance à l'allumage » me transforme en médium. Je devine ce que chacun veut dire avant qu'il ne le formule et pressens quand l'interlocuteur va passer à côté. Cette situation de pythie me consume : le décalage entre ma vitesse de pointe et la lenteur de croisière des autres m'exaspère et m'essoufle.
Quand je pense au nombre de pauvres types qui jouent à Rimbaud et voyagent dans les traverses de la voyance pour échapper à leur raison et à leur vigilance, j'enrage, incapable que je suis de retrouver mon fil à plomb qui a cassé, un jour, allez savoir pourquoi, me laissant depuis osciller de détresse en vertige.
Il faut dire que l'exemple des drogués m'a aussi, quelques fois, très rares, donné à espérer par un de ces raisonnements benêts, que je voulais croire rationnel et efficace. Il est clair, me disais-je, que si l'on peut envoyer promener son moi et sa raison au prix de certaines drogues, on peut sûrement, si on les a perdus par hasard, récupérer sa volonté en vadrouille et son moi vigilant grâce aux antidotes de ces drogues-là.
Pangolin habite l'un de ces appartements sans grâce et sans soleil qui sont souvent le propre, si j'ose dire, de certains logis de médecin d'une crasseuse dignité. Le salon est vaste et terne, grisâtre ou verdâtre, mais certes ni vert ni gris; des meubles dépareillés y ont été entassés dans un souci de respectabilité professionnelle et un parfait dédain pour le bon goût. Des théories de patients ont lustré le velours rouge sombre des sièges, les bras des fauteuils luisent d'usure mais le piano à queue et quelques portraits d'aïeux, vrais ou faux, donnent à l'ensemble un air de gravité empesée. En revanche, les rideaux sont mous et sales. Je sais déjà que lorsque Pangolin ouvrira la porte de son cabinet je tomberai dans le faux Empire vert au cuir très culotté.
Il y aurait une thèse bien réjouissante à soutenir sur les appartements de médecin mais les psychiatres, au moins, devraient être assez psychologues pour savoir ce que peut représenter leur environnement aux yeux de la clientèle. Apparemment, Pangolin s'en soucie comme d'une guigne : son appartement manque de fantaisie, d'humour et de charme; il sent le pingre et l'omelette froide à trois heures de l'après-midi; l'air frais et les bombes désodorisantes doivent y être ordonnés avec parcimonie.
Comment est-ce arrivé ? Mon âme n'était pas spécialement exposée, je ne la portais pas en écharpe. D'ailleurs l'âme, quand tout va bien, allez donc la localiser. L'âme ne se révèle, ne se situe qu'en peine, en berne. Le mot lui-même est triste - ô chère âme, vague à l'âme -, triste comme les mânes.
Voyez le coeur : le coeur en fête, c'est joyeux, ça veut dire gaieté, bonheur. Vous imaginez l'âme en fête ? Non, quand on est en fête, l'âme flotte autour de vous, légère comme un ectoplasme, elle ne vous effleure même pas, c'est juste un halo qui délimite vos contours en mouvement comme dans les dessins animés ( anima-âme, on n'en sort pas ). Surgissent le malheur, la souffrance, alors l'âme entre en vous par la brèche et elle s'en paie, la garce, de son effacement passé. Elle s'étale, déborde, étouffe, torture.