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Citation de lanard


Le paradoxe de la liberté d’expression illimitée ne résulte pas en soi de la volonté humaine (la demande), mais des techniques (l’offre) que les hommes ont créées sans que toutes les conséquences et que toutes les incidences sur les relations sociales soient appréciées et mesurées avec leurs risques (Michel Mathien, art. cité, p. 15). Le génie de Kraus, qui était pourtant loin de disposer pour son diagnostic d’un matériau comparable à celui qui peuvent utiliser les théoriciens de la communication et les « médiologues » actuels, est d’avoir déjà perçu clairement le paradoxe, décrit les conséquences et évalué les risques. Ce qu’il y a derrière la « liberté de la presse » n’est évidemment pas une préférence particulière pour la censure, mais la perception aiguë du fait que ce concept de la liberté de la presse ne peut être rattaché de près ou de loin à aucun droit fondamental et ne correspond à rien de ce que les époques antérieures ont pu connaître, imaginer ou revendiquer sous le nom de « liberté ». Il s’agit en réalité d’un artefact, dont l’apparition est liée de façon essentielle au processus de la mécanisation qui a fini par prendre définitivement le pas sur la fin. C’est le développement des techniques modernes et du marché de la communication qui exigeait et qui a engendré comme justification ce concept d’une liberté de dire et d’un droit de savoir érigés en absolus, qui n’admettent pas de limites et ne reconnaissent plus comme supérieure aucune des valeurs fondamentales que l’on pourrait encore être tenté d’opposer à leurs prétentions et à leurs appétits. Ce qui compte désormais n’est pas ce que veut le public et même pas non plus ce veulent les journalistes – car le processus dont il s’agit n’obéit probablement déjà plus à aucune volonté réelle -, mais ce que peut la technique et ce que décide le marché. Parmi tous les aspects problématiques que comporte l’autonomisation du processus de la technqiue déchaînée, le plus inquiétant et le plus lourd de consquences est, pour Kraus, celui qui a trait aux effets moralement et socilement destructeurs que l’avènement des systèmes de communication modernes est en train de produite sur l’être humain. C’est même, d’après lui, à cet endroit que celui qui a encore des yeux pour voir peut lire en toutes lettres l’annonce de la fin.
Dire que ce que l’on appelle aujourd’hui la « liberté de la presse » n’a pas grand chose à voir avec l’espèce de droit naturel, constitutif et originaire auquel on a tendance à l’assimilier pourrait sembler, à première vue, tout à fait scandaleux. Mais Kraus ne fait en un certain sens que poser une question dont la légitimité et la pertinence peuvent difficilement être contestées. Ceux qui se sont battus autrefois pour la liberté de la presse ne l’ont sûrement pas fait pour que des irresponsables puissent tromper et manipuler « librement » l’opinion publique sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit, et encore moins pour que des journaliste comme Békessy puissent, au nom d’un prétendu droit d’informer, qui est aussi un devoir, conquérir des avantages et satisfaire des appétits qui sont d’une espèce crapuleuse. Le problème ne se réduit évidemment pas simplement à celui des abus qui peuvent être fait de n’importe quelle liberté et des mesures à prendre pour les empêcher ou, en tout cas, les limiter. Il est que parler d’un « devoir d’informer » et d’un « droit d’informé » n’a tout simplement aucun sens si l’on ne donne pas au moins un commencement de réponse à la question « informer ou être informé de quoi ? ». Et également, « pour quel usage ? ».
La réponse qu’avaient en tête ceux qui ont milité pour l’existence d’une presse libre, à l’époque où elle n’existait pas encore, était probablement que le citoyen doit pouvoir être informé de tout ce qu’il est nécessaire pour lui de savoir, et en particulier de tout ce qui touche au bien public et à des questions d’intérêt public. Un des problèmes que pose Kraus est celui du passage, qui s’est effectué très vite, d’un stade où le choix des objets de l’information était encore subordonné à des critères de pertinences et d’importance à un autre où il n’est plus question que d’informer, sans autre précision, et devenir elle-même une fin en soi. Quand des morts comme « informer » et « communiquer » en viennent à être utilisés de façon intransitive et sans aucune spécification d’aucune sorte, il faut comprendre que la difficile question « informer de quoi et pour quoi ? » a été résolue implicitement de façon tout à fait simple : ce pour quoi il existe un devoir d’informer et un droit de l’être coïncide exactement avec tout ce que les journaux ont les moyens de faire savoir à un public qui est censé vouloir l’apprendre.
Rien ne s’oppose plus, par conséquent, à ce que l’on parle d’ « atteinte à la liberté d’information » à propos de tout et de n’importe quoi : aussi bien, par exemple, quand la loi essaie d’interdire aux journaux de violer l’intimité des personnes que quand le pouvoir politique chercher à les empêcher de révéler des scandales dans lesquels il est impliqué. Cet usage confus et indifférencié de la notion d’information et cette façon de brandir à chaque fois l’étendard de la liberté d’information menacée ne constituent, en fait, rien d’autre qu’un porte ouverte, de façon cynique, à tous les abus.
Chapitre 2, Un « progrès » trop cher payé ? p. 46
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