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Citation de Charybde2


Un homme marche sur les quais. Casquette vissée sur la tête, il s’enfonce dans la pénombre et ne redevient visible qu’en zone éclairée. Sa longue silhouette passe sous le halo blanc d’un lampadaire. Il avance bercé par le brouhaha incessant de la mer du Nord. Il croise les promeneurs et les fumeurs de pipe. Une écharpe bleue cache son cou décharné. Cet esseulé, qui fut en son temps voyageur au long cours, en a presque fini avec ses errances maritimes. Il lui reste un ultime rendez-vous à honorer. Il s’y prépare depuis des mois. Et sait qu’il ne doit plus tarder s’il veut garder la maîtrise de son destin. Il se quittera dans la nuit. Ainsi en a-t-il décidé. Demain matin, il ne sera même plus l’ombre de lui-même. Son testament est calé dans le bagage léger qu’il porte à la main.
Il a pris place à bord du tramway lent qui longe la côte depuis La Panne pour venir jusqu’ici. C’est un vieil écrivain, qui l’a hébergé là-bas, qui lui a suggéré ce parcours lent et silencieux avec de nombreux arrêts en cours de route. L’hôtel, où une chambre avec vue sur mer lui est réservée, sera sa dernière escale. Auparavant, il ira se frotter aux embruns, offrira son visage au vent et restera immobile sur le haut de la digue. Il regardera les centaines de lucioles multicolores qui illuminent la façade des ferries en partance vers le Kent et se penchera pour deviner, derrière les troncs noirs des brise-lames, les bras levés des suppliciés morts ici même durant la dernière guerre. Il portera une fiole d’alcool fort à sa bouche, avalera une goulée en fermant les yeux et pensera à ces vies brisées. Il égrènera les noms de quelques-uns des ports où il lui est arrivé de tordre le cou à la mélancolie en montant des escaliers étroits guidé par le déhanché tigré de celles qui voulaient bien lui louer un peu de leur corps. Il y interprétait généralement une pièce en un seul acte. À l’époque, son gicleur impatient se tendait et gigotait en répondant du tac au tac dès qu’on le sollicitait. Il y songera sans nostalgie aucune. Cela était mais n’est plus. Les traitements contre la maladie en sont en partie la cause. Il ira ensuite s’asseoir dans un restaurant de la vieille ville. Y dégustera un repas composé de harengs fumés et de pommes de terre qu’il arrosera d’une bière locale. Il en déflorera la mousse en l’écrémant du bout des lèvres. Sa table donnera sur une ruelle pavée. Il posera les yeux au dehors tout en s’imprégnant des paroles prononcées par les autres convives. Avant de partir, il verra peut-être Arno Hintjens passer en se dirigeant d’un pas lent vers le casino. Ou bien ce sera Jean-Marie Flémal, le longiligne Zappa des brumes, l’auteur du Boulevard de la déglingue, qui s’arrêtera sous un proche éclairé pour terminer une grille de mots croisés. Il se dit que si le fantôme de Marvin Gaye se pointait, ce serait encore mieux. Il terminera par un doigt de genièvre. Quand il sortira, happé par le froid de la nuit, et bercé par le ressac, son corps chancelant ne lui appartiendra presque plus. Il entendra résonner au loin le claquement des sabots d’un cheval flamand. Il saura, à son allure altière, que c’est le même, sans cavalier, qui hantait, il n’y a pas si longtemps, les insomnies de Franck Venaille. Il le suivra à l’oreille, l’écoutera frapper de son pas cadencé le sol dur, serpentant des venelles pavées jusque sous les fenêtres de l’hôtel, où il s’arrêtera quelques secondes pour boire de l’eau de pluie dans une auge en pierre, avant de s’éloigner, en direction d’Anvers. (« À Ostende »)
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