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Citation de Boblinux


Jay Delaney se renversa dans son transat, son livre sur les genoux, attentif à la voix qui bourdonnait dans sa tête.
Elle lui était depuis longtemps familière, cette voix. Cela faisait maintenant plus d’un an qu’elle le pressait de se livrer à toutes sortes d’actes de violence ; mais, jusqu’à ce jour, il avait fait la sourde oreille à cette enjôleuse.
Cet après-midi-là, tout en se chauffant nonchalamment au soleil, il se sentait fortement tenté par les suggestions que lui adressait la voix.
Depuis un certain temps déjà, il pensait à assassiner une femme. Il s’était dit que ce serait l’ultime épreuve à laquelle soumettre son intelligence, sa présence d’esprit et son courage.
Les yeux cachés par les verres bleus de ses lunettes de soleil, il observait une jeune fille assise sur le sable à une vingtaine de mètres de lui.
Vêtue d’un bikini bleu ciel, elle posait sur le sable, devant une poignée de photographes en sueur ; les uns debout, les autres agenouillés, ils formaient un demi-cercle autour d’elle, cependant qu’une foule dense, massée sur la Croisette, contemplait ce spectacle avec une curiosité avide.
Blonde, très jeune, elle était dotée d’une anatomie répondant aux normes requises par le monde du cinéma. Sa peau avait la couleur du miel liquide. Elle était jolie, avec des traits délicats et une expression vive et enjouée qui devait être extrêmement photogénique.
Jay n’éprouvait pour cette jeune personne aucune attirance physique. Cet aspect de la question ne l’avait jamais intéressé. C’était par sa fraîcheur, sa vivacité, son entrain qu’elle lui plaisait.
La voix intérieure se faisait plus pressante : « La voilà, celle que tu attendais. La voilà, celle que tu dois tuer. Ce sera un jeu d’enfant. C’est une jeune actrice : tu n’auras qu’à dire que ton père veut la connaître ; elle te suivra n’importe où. »
Jay tira de la poche de sa chemise l’étui à cigarettes que sa belle-mère lui avait offert quatre mois plus tôt, à l’occasion de ses vingt et un ans. Il y prit une cigarette et l’alluma.
« Oui, pensait-il, ce sera un jeu d’enfant pour toi de te trouver seul à seule avec elle. » Fils de Floyd Delaney – qui était à la Pacific Motion Pictures ce que Sam Goldwyn était à la Métro Goldwyn Mayer – il pouvait facilement l’aborder sans éveiller sa méfiance.
Il était enchanté, tout à coup, que son père eût insisté pour le faire venir à Cannes avec lui. Cela ne lui avait d’abord pas dit grand-chose et il avait soulevé mille objections, mais son père, qui finissait toujours par avoir gain de cause, l’avait finalement convaincu de le suivre.
Le Festival de Cannes l’amuserait, avait assuré son père : des belles filles en veux-tu en voilà, des repas succulents, la plage et de bons films, qu’eût-il pu demander de mieux ? D’ailleurs, il avait besoin de vacances.
Une fois de plus, il avait donc suivi son père à contrecœur.
Ce n’était pas drôle tous les jours de se trouver éternellement à la remorque de son glorieux papa. Douze ans plus tôt, la mère de Jay s’était jetée par la fenêtre d’une chambre d’hôtel et, depuis sa mort, son père s’était remarié deux fois. Il avait divorcé d’avec sa seconde femme, au bout de deux ans de chamailleries perpétuelles. Sa femme actuelle, Sophia, avait cinq ans de plus que Jay. Elle était belle, fragile et brune, avec d’immenses yeux bleus, un corps ravissant et le visage d’une madone de Raphaël. C’était une Italienne, qui avait fait une brillante carrière cinématographique avant son mariage. Le caractère jaloux et les millions de Floyd Delaney lui avaient fait abandonner l’écran.
Jay ressentait toujours un léger malaise en sa présence. La beauté de Sophia le troublait, et il évitait le plus possible la jeune femme. Quand, malgré tout, il se trouvait en tête à tête avec elle, il éprouvait le sentiment pénible qu’elle le soupçonnait d’on ne sait quelle bizarrerie. Il l’avait souvent surprise en train de le dévisager avec un regard perplexe, inquisiteur, comme si elle avait cherché à lire dans ses pensées.
Elle était pleine d’attentions pour lui et s’efforçait toujours de le mêler à la conversation quand une foule de gens entourait son père, ce qui avait, d’ailleurs, le don de l’agacer. Il préférait de beaucoup se tenir en marge des activités de son père, plutôt que d’échanger des banalités avec des gens qui, de toute évidence, ne s’intéressaient pas à lui.
Les Delaney étaient descendus depuis trois jours au Plazza. Ils devaient ensuite aller à Venise et à Florence pour superviser le tournage des extérieurs d’un film dont la production était prévue pour la fin de l’automne.
Pendant ce séjour de trois jours à Cannes, son père et Sophia avaient passé le plus clair de leur temps à voir les meilleurs films d’Europe. Son père présentait, pour sa part, une étincelante comédie musicale, en couleurs, jouée par une pléiade de vedettes, et qui devait être projetée la veille de la clôture du Festival. Floyd Delaney ne doutait pas que son film ne remportât le premier prix.
Jay avait déclaré qu’il préférait rester sur la plage, plutôt que d’ingurgiter toute une kyrielle de films étrangers, et son père avait cédé à contrecœur. Il aurait aimé que son fils s’intéressât davantage au cinéma mais, comme après tout le jeune homme était en vacances, il lui avait donné quartier libre.
Un photographe de presse, qui déambulait pesamment sur la plage, reconnut Jay et vint se poster devant lui.
— Tiens, bonjour, monsieur Delaney, fit-il. Vous séchez les représentations, aujourd’hui ?
Surpris, Jay leva les yeux et fit un petit signe de tête.
« Il en a une touche ! pensait-il, en considérant l’air miteux de son interlocuteur. Quelle trogne de poivrot ! »
L’homme semblait confit dans l’alcool. Jay lui sourit cependant, s’étant fait une règle d’être toujours poli avec quiconque lui adressait la parole.
— Faut être cinglé pour aller au cinéma par ce temps, dit-il.
— Là, vous avez raison ! N’empêche que votre père y est allé. (L’homme s’approcha et Jay eut tout loisir de constater qu’il empestait le whisky.) Il est consciencieux, votre père ! C’est le type le plus consciencieux de la profession. Je parie qu’il a pas manqué un film depuis qu’il est ici.
— En effet, je ne crois pas. (Jay lui désigna du menton la jeune personne en bikini.) Qui est cette fille-là ? Vous la connaissez ?
L’homme jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— C’est Lucille Balu. Joli morceau, hein ? Pour le moment, elle tourne avec une équipe de jeunes, mais je ne lui donne pas un an pour devenir vedette. Elle est bourrée de talent.
— Ah ! dit Jay.
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