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Citation de magenest


Je songe à ma mère […] elle aurait voulu apprendre à conduire une auto. Les leçons de mon père, expéditives et consternantes d’anti-pédagogie, eurent cependant vite raison de ses ambitions. Assis en rang serré sur la banquette arrière de l’interminable Pontiac familiale, nous assistions, hilares et épouvantés, à ces brefs enseignements pilotés d’une main de fer par papa. Cela commençais invariablement de la même façon. Maman devait faire reculer l’engin de l’allée pour le mener, comme il se doit, dans la rue. Cette action simple devenait pour nous une sorte de roman d’anticipation assez terrible. D’abord, en raison de sa durée. Il se passait toujours un temps infini avant que nous sentions, sous nos fesses, les premiers ébranlements du moteur. C’est que mon père, crispé, le son ruineux d’une caisse enregistreuse lui résonnant déjà dans le cerveau, prodiguait à son épouse, avant même que la clé ne soit insérée dans le contact, d’abondantes consignes. Cependant, nous lisions sur les traits et la nuque raide de papa que toutes les consignes du monde n’arriveraient jamais à lui rendre son sang-froid. Sa terreur nous parvenait : massive. Et déjà, alors que la Pontiac roulait ses premiers centimètres à reculons, le tapis ras du plancher était couvert de nos rognures d’ongles. C’est en cela surtout que nous nous sentions en plein roman. Dès la fin de la première page de cette histoire qui nous promettait d’être rebondissante, nous redoutions ce que la suivante nous réservait. Derrière les vitres, le décor commençait à bouger. Nous attendions, haletants, nos cheveux coupés en brosse hérissé sur le crâne. S’ensuivait une série de manœuvres chaotiques, évoquant pour nous la valse-hésitation d’un cheval perplexe. Notre première angoisse passée, nous pouvions ensuite nous taper les cuisses et commenter bruyamment le style de conduite de maman. Cela jaillissait de nos jeunes cervelles, puis sortait de nos bouches comme une fête; une sorte de chansons à boire. D’un seul coup, la banquette arrière était transformée en taverne, dont nous étions les clients assoiffés et viveurs. Je ne sais pas ce que maman, concentrée extrêmement sur le volant, pensait de ce remue-ménage. Je n’ai pas de souvenir précis d’une quelconque réaction de sa part. Peut-être parce que celle de papa était tellement plus spectaculaire. Car alors, lorsque, courroucé au possible, mon père en avait assez de nos cris, de nos rires et de nos prières d’hérétiques, il nous administrait ce que mon frère Jacques a baptisé, bien plus tard : la claque inversée. Cela consistait pour lui, tout en gardant son regard fixé sur le pare-brise, le torse aussi bien assuré dans le même axe, à allonger le bras par-dessus la banquette avant et, du revers de la main, à nous expédier en rafale, six mornifles dupliqués mais, rendant, assez inexplicablement, le son d’une seule. Tout se jouait en une seconde ou deux. Il nous laissait moins corrigés que stupéfaits. Presque admiratif tant l’opération avait due exiger de lui une gymnastique et un sens du synchronisme dont nous le savions bien incapable en temps normal. Nous apprenions ainsi deux choses. Il fallait, pour que papa sorte de ses gonds avec autant de savoir-faire, d’une part, l’outrageuse supériorité de la Pontiac sur maman et, d’autre part, le petit carnaval dont nous accouchions sur la banquette arrière. Le pire était qu’aucun coup de semonce n’annonçait cette raclé sommaire, mais impétueuse. Un moment, nous nous vautrions dans notre fricassé de clameurs, et le moment d’après, réduit au silence, le sourcil bas, nous nous frottions la joue et testions nos mâchoires.
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