Terreta
à Clara et à Alicia
Sur le tas, la terre entre les doigts, l’enfant épelle le nom de la terre, terreta, abandonné de l’eau.
Une poignée de terre, comme une poignée de mains : le pays natal, les mots inachevés, les feux longtemps inhabités, les cendres, la peau des glas à l’angle de l’eau, leurs voix mêlées (Buil, Sobrarbe, Tou).
Un bruit de terre au travail.
L’enfant nomme et noue le commencement ; par terre, de ses doigts, il tourne des chemins pour aller plus loin, à la veille du pays natal.
Sur le temps, cet hiver-là, l’enfant reste à regarder l’arbre. Ce que je cherche, c’est le trou entre ma naissance et le jour où l’air me donna la parole. Ce temps passé où la terre s’étend vers l’absence. Du chêne, l’enfant fait précisément son lieu d’absence.
Longtemps, avant l’enfant, la neige, le silence s’en tiennent à l’affouillement des derniers visages et des derniers feux. Inconnu d’eux, l’enfant traverse cette même terre gorgée de noms perdus, la double éternité des noms sous la neige.
Sur le tas, l’enfant n’abandonne pas le blanc : il y joue avec l’air, avec les fragments de terre – quelque chose de déformé – avec les cendres qu’il n’oublie pas contre le froid.
Terreta. Cet hiver-là, une eau invisible sourd de sous la terre.
Contre le froid.
25-29 août 1995 & 10 novembre 2014
Nuidité de l’oubli , in Anthologie Les Cahiers Ephémérides
à Bernard Vargaftig
Nul ne meurt si pauvre qu’il ne laisse quelque chose - Blaise Cendrars
Un même silence - Bernard Vargaftig
L’oubli reste au présent. Tu écris sous l’oubli, même si tu ne le nommes pas à tout bout de chant. Tu sais, je le sais, il y a trop de mots encore, pour cela l’oubli nous reste au présent. Les mots n’achèvent pas l’oubli, ils le portent au présent, à présent dans l’immédiat.
L’immédiat de ton visage absent. Il y a l’obstination de tes mots, leur silence, la respiration de leur nuit, de leur jour, de leur nuit. Il y a un souffle dans tes phrases souvent brèves, serrées, resserrées, tu retiens ton souffle dans la nuit, dans le jour, dans la nuit, il y a le bout du chant. Tu retiens ton souffle derrière la maison des mots, dans la pente, vers le chant. Les lucioles ne disparaissent pas tout à fait. Tu gardes ta peur d’enfant dans le vertige de la nuit, du jour et de la nuit échappés, toi-même échappé de la nuit et du jour, jamais trop loin de la disparition. L’oubli, c’est oublier et ne pas oublier, tu creuses un mot puis un autre, dans l’immédiat qui te reste et nous reste, pour le dire. Tu regardes les lucioles, nous, tu gardes ton impatience dans le présent, nous. Nous, tes mots, noués. Si pauvres qu’ils ne gardent quelque lumière. Dans un même silence.
Espace la clarté en pente (1)
Des mots qui tirent leur force
d’une menace serrée (2)
Pour un mot, un seul, puis un autre, seul, non seuls, pour une luciole, pour la lumière de quelque luciole, dans le monde qui nous tient et comment y tenir ?, puis d’une autre luciole, tu gardes ton impatience, nous, pour lire écrire dans le présent. Dans un même silence, toujours. Dans un même manque. Si pauvres d’un mot, d’une luciole, de leur nuidité, c’est à la lettre, avec toi, nous faisons nu avec le monde, avec rien, avec rien d’autre, avec le rien et son rien d’autre (3). D’un mot, nous allons vers un autre. D’une luciole, vers une autre. Comment ne pas reprendre tes mots, dans l’immédiat : nous nous inclinons vers le monde, le monde, à distance nue, dans les soulèvements, dans un craquement d’ombre, comme respirer, trembler comme le souffle tremble, de face, lumière qui siffle, de face (1)
La nuit bouge. Le jour bouge. Une poignée de terre dans chaque mot, une poignée de terre sous chaque luciole. Là où le fini et l’infini se rejoignaient (4). Là où le fini et l’infini maintenant se rejoignent.
A nu, dans la lumière. Ici même ou même ailleurs, il nous faut résister aux mêmes. N’est jamais comme ton mot, n’est jamais comme ta phrase, haletants, précipités, si pauvres qu’ils ne gardent un mot : lumière. Tout en silence. Pourquoi y bat ton mot ? Lumière. Est la nuit. Est le jour. Est la nuit.
Lumière. Si pauvre qu’il ne garde quelque luciole dans la nuidité de l’oubli.
1- Bernard Vargaftig
2- Alain Veinstein
3- Roger Munier
4- Thomas Bernhardt
ode pour Thierry Metz
À terre
le passeur s’esseule
en creusant les mots
dans la dernière compagnie
de ses mains
à la source de la prière
là
les morts donnent aux morts
l’absence vive des mots
Dans ses mains, il y a un creux
la disparition du paysage
à terre la trace nue de la mort
la buée des mots contre le froid
la voix basse de la buée
le feu
Buée
où le passeur s’esseule
vers le mot terre
Je regarde ses mains
épelant les lettres de terre
dans sa fatigue
dans son silence
Vers le mot terre
peu de mots restent
creuser les mots
froid, soif, feu
sol
d’un silence
près des mains
Du passeur
reste l’écriture penchée du corps
qui affouille le silence
Dehors commence
sur un tas de silence
Où le passeur n’a plus de nom
il y a ses mains
tombées dans le silence
pour garder encore un mot
Le dernier mot la terre
à nu dans la poignée de mains
Creuser l’adieu
noir de gorge
terreux
pierreux
froid contre feu
le silence piétine
dans l’adieu
Son ombre déjà porte en elle
la terre
ses mains d’adieu
creusent le deuil
Le mot terre vient en silence
pour tous les mots
dans la fatigue
et la disparition
et les linges du silence
habillent le mort
Buée
les mains
vers
Plus de lumière
nomme la terre nomme
chaque lettre enterrée
du mot terre
ce mot perdu
durant des jours
qui se fait jour
dans le tain fragile
de la buée
Plus bas que terre
le mot mort.
Et le mot terre
s’incline toujours
vers le mot mort.
Écrire avec la lumière.
Dans la buée
reste l’invisible
pour ouvrir
Séparés du silence,
les yeux ne savent pas
où est le moindre mot.
En ces jours-là, la fête errait parmi les étoiles, gazouillant à travers ta sueur et les mouvements de tes reins. J’étais morcelée à travers ces ondulements, tendrement broyée par tes hanches et ton ventre en cascade dans ma destinée et ma folie. C’est là que je suis née, au milieu de tes eaux nombreuses comme des mots insensés et délirants. Tu plantais des rivages infinis d’abîmes et de jouissances dans ma nudité.
LUMIÈRE
à Albert Ràfols-Casamada
Cette lumière
de tombée du jour
nous garde
le feu
dans chaque obscurité
le feu
sans nom
avec l’éclat
sans mots
nous vient
le jaune
le rouge
ou le bleu
dans la voix de la peinture
une porte
une fenêtre
dans l’obscurité
où notre secret
est un désir de lumière
ne serait-ce que la lumière
PEINDRE SE SILENCE
Extrait 3
Garder
Sa voix
Gorgée
De silence
Avec lui
N’être rien
Que si peu de mots
Au bord
Des couleurs
Qui coulent
Il n’y a pas de fin
De la figure
Défigurée
De cette terre
De ces couleurs
Où le vide vient
Et vit
Il n’y a pas de fin
Seule
La lumière natale
D’un rien
1er–2–3 novembre 2007
Allegro assai (2013) inédit
à Georges Badin
Aveuglément
tu cherches les couleurs
en entrant dans la nuit
tu habites les couleurs
au plus haut
la peau des couleurs
au plus haut de la nuit
tu prends les couleurs plein
dans les yeux
dans les mains
dans les doigts
c’est à ce moment donné
en entrant dans la nuit
tu fermes les yeux
sur les couleurs
et leur éclat soudain vient
dans les mains
dans les doigts
tu donnes corps à la nuit
l’exercice de la lumière
dans la traversée de la nuit
les noms des couleurs vives
brûlent dans la nuit
au plus haut
tu déplies la nuit
dans les couleurs
c’est à ce moment donné
regard nomade
halte de lumière vive
C’est la lumière
le bruit des origines
la main du peintre
commence
la matière
la lumière
le seuil de la lumière
est déjà un ciel
les phrases de couleurs
poursuivent la lumière
de seuil à ciel
être couleur
à la limite
PEINDRE SE SILENCE
Extrait 2
Peindre
Se silence
Dans l’ignorance
Peindre
En pure perte
De la peinture
Pas
De peur
De la pure perte
Du défiguré
De ce pas
Nodal
Au cœur
Du manque
Du trou noir
Au cœur
Des couleurs
Voir
Le mot pauvre
De manque
Voir
Aveuglé
Au cœur
De la lumière
…
JE SERAI TON SILENCE
À Michel Cosculluela
Extrait 2
Sur le seuil,
nous ne refermons pas la porte ;
dans l’entrebâillement,
la gorge n’est que de silence
et le nom se perd
imprononçable
une fois encore
dans la nature même
et les lignes du chêne
dans ce paysage en retrait.
25 août 2008
à Michel
Que mort par conséquent je serai ton silence - Philippe Lacoue-Labarthe
La maison au bord du village et de l’eau.
Le four reste fermé,
nous brûlons avec le blé ;
l’aire reste déserte
ligne d’erre
comme d’autres lignes d’erre dans la montagne
et plus bas dans la vallée ;
la terre est terre remuée
par le corps des morts,
l’eau est une eau avalée
sur l’erre de la soif.
M., elle finit par s’effacer
même dans peu de mots,
G., il s’aveugle
dans un autre ciel.
Sur le seuil,
nous ne refermons pas la porte ;
dans l’entrebâillement,
la gorge n’est que de silence
et le nom se perd
imprononçable
une fois encore
dans la nature même
et les lignes du chêne
dans ce paysage en retrait.
25 août 2008