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Citation de jeanlucmarieandree


Isolé dans la compagnie, tel est souvent le lot du voyageur en
communauté. À l’heure du choix, la solitude l’accompagne dans
son envol ; quand il se pose, il aimerait poursuivre la route à
deux.
***
Seul et accroupi sur le pré fraîchement coupé, Laurent
contemplait les cendres encore chaudes du grand feu du solstice
d’été ; le soleil de joie au centre de la nuit. Ses grands-parents,
tous morts maintenant, lui avaient raconté la fête de la Saint-Jean
sur les rivages du Morbihan : une multitude de phares nocturnes
allumés pour ramener les enfants égarés dans la tradition
païenne autant que religieuse. Comme ici, jeunes et vieux
sautaient par-dessus le foyer essoufflé ou bien revivifié ; les plus
petits disparaissant dedans, seuls ou accompagnés, pour en
ressortir avec les cheveux cramés. Dans la communauté, c’était
l’occasion d’un grand bal au son des percussions. La nuit passée,
les danses bretonnes avaient été à l’honneur : An-dro, hanter-
dro, gavotte et laridés. La fête avait soudé la fraternité en une
transe de douce folie. Laurent avait dansé, chanté et sauté jusque
dans la matinée très avancée, du fest-noz au fest-deiz 2 . Alors que
les participants dormaient à poings fermés, il éprouvait un ardent
besoin de se retrouver.
Arrivé la veille, après avoir fêté le solstice officiel avec ses amis
bergers, il inaugurait son séjour au Radeau par une des deux
grandes fêtes de l’année ; la deuxième étant le Nouvel An.
Irrigué du sang de ses ancêtres qui l’appelaient à fredonner la
joie depuis le commencement de l’humanité, il s’était embrasé
avec tous les noctambules dans les flammes riantes et
purificatrices, prenant chaque minute de la transe collective
comme un appel à créer. Un petit pas de plus pour devenir le
barde de son destin. Sa mère venait en effet d’une lignée de
ménestrels bretonnants depuis le temps du poète Taliesin,
déclamant les gwerzi 3 où et tuilant les kan ha diskan. L’arbre
généalogique avait pompé la sève du printemps, il bourgeonnait
maintenant des fleurs de l’été ; à quand la moisson des fruits du
baladin ? Pour l’heure, il lui fallait apprendre la vie de ses mains.
Avide de commencer à travailler, il se lancerait dans n’importe
quelles activités, au mieux une profession. Laurent appréciait le
quotidien collectif, les métiers liés à la terre et ses produits, les
ateliers où se réjouissait l’âme des artisans, un peu moins
l’autarcie censée protéger les reclus des tentations du monde
menaçant. En cohérence avec la recherche de simplicité, le plus
souvent entre le rude et le rustre, l’attitude des membres, somme
toute amicale, témoignait à la fois paradoxe et harmonie.
Contradictoire, parce que le besoin de se renouveler passait par
le rejet ; mélodieux, parce que les actes et la pensée s’alliaient
dans le concret. Néanmoins, les jardiniers de l’utopie cultivaient
la beauté. Les voiles d’originalité dressées au vent de l’adversité,
les rames d’absolu pagayant dans les eaux profondes de la bonté,
la proue de sincérité émergeant d’un océan d’indifférence ou de
jugements, la petite embarcation naviguait cahin-caha dans une
mer houleuse. L’explorateur ne regrettait pas d’avoir embarqué
pour les terres lointaines de l’authenticité, juste pour une
traversée, puisqu’il n’était pas certain de vouloir pour longtemps
naviguer.
Le mois de juillet jaunissait l’herbe de sa lumière aveuglante,
les cigales frottaient leurs ailes en un concert assourdissant. Trop
occupés à nourrir leurs petits, les oiseaux éteignaient peu à peu
leurs chants. Laurent travaillait au jardin, chargé des arrosages,
désherbages et récoltes ; une responsabilité qui ne lui permettait
pas d’apprendre le métier, puisque le reste de la journée il
s’activait à la ferme pour traire les chèvres, les pousser vers les
pâturages et les ramener au supplice. Incapable d’exploiter
l’animal et de le manger, l’élevage n’était décidément pas pour
lui. Il avait choisi le végétarisme depuis le jour où il avait signifié
à son père qu’il ne pêcherait plus le poisson. Alors que ses
parents le toléraient, les communautaires le raillaient pour sa
singularité.
Voilà six mois que Laurent vivait en ce lieu, le seul rescapé
de sa promotion. Vincent le jardinier lui avait mis le tuyau dans
une main et la brouette dans l’autre. L’apprenti avait pris la place
de son compatriote, Éric, parti en crachant un bras d’honneur et
quelques injures à ne pas traduire. Cela avait troublé son
successeur. Pourquoi les gens quittaient-ils si vite et si
mécontents ce lieu ? Prolongeant sans cesse son séjour depuis la
semaine accordée, personne ne lui avait encore demandé ses
intentions. Le dragon avait remisé son feu, lui présentant
désormais sa tête d’indulgence. Tant mieux. Il gardait encore les
brûlures de son accueil cuisant, il préférait conserver ses poils
qui poussaient comme les algues après la marée. L’histoire de
Trifine, la ressuscitée, restant gravée dans sa mémoire, tendu tel
un ressort, il guettait le moment où il lui faudrait s’échapper,
lorsque la communauté prendrait le visage de la méchanceté.
Seul, un couteau à la main, agenouillé dans un immense
champ de carottes envahi par la renouée, Laurent nettoyait le
potager victime des trop nombreuses réunions retenant les
ouvriers. Depuis quelque temps, ça brassait dans le collectif.
Laurent n’était pas informé des raisons d’un tel émoi, si ce
n’était qu’une famille avait annoncé son départ prochain.
Vincent, son patron, était un baromètre quelque peu déréglé.
Penché sur son ouvrage, telle une ronce prête à s’enraciner, cela
signifiait qu’il cherchait dans la terre la détente. En revanche,
quand il arpentait le jardin à la recherche d’un travail mal fait, il
était au contraire satisfait. À l’instar de son patron, Laurent
souhaitait trouver la sérénité dans la mère nourricière. Plus à
l’aise les pieds et les mains accrochés à une paroi, il pestait
contre sa peau garnie d’ampoules ou lacérée par les chardons.
Pour s’encourager, il fredonna un chant de marins avec des
paroles de Terriens.
Le jardinier peine de la terre. Il sème la joie dans sa
compagne. Plante l’espérance en la soignant. Récolte les dons
de celle qu’il sert.
Un coup de foudre le fit sursauter : la voix du maraîcher.
« Qu’est-ce que tu as foutu aujourd’hui ? Ce n’est quand
même pas difficile de garder la ligne ! Tu as laissé plusieurs
places de mauvaises herbes partout où tu es passé ! J’en ai marre
d’être aidé par des gens qui ne savent pas travailler ! »
Laurent fixa bouche bée le maudit rabat-joie, dont il venait
tout juste de chanter les louanges. Il retint son courroux, au
moins la réunion s’était-elle aujourd’hui bien passée.
Une femme vint retrouver Laurent, courbé sur les premières
tomates ; une rousse comme lui mais la peau plus mate. Une
vraie beauté. Il l’avait remarqué lors du déjeuner ; elle semblait
alors enfiler la communauté telle une robe bien ajustée.
« Ils sont tous barges dans cette secte ! Les châtelains
crachent sur leurs serfs comme s’ils n’étaient rien », ironisa-t-
elle en guise de présentation.
Laurent observa la Marie Morgane sortit des fonds marins
pour le secourir dans son tourment. La fée poursuivit.
« Ils placent la médisance avant l’entendement. Toi, par
exemple, ils te considèrent passif et superficiel alors que tu es
d’une grande sensibilité, ça saute au nez. Résultat, tu fais sans
rechigner ce qu’on demande de faire. Pour être considéré, tu te
rends esclave de leur pouvoir. Jamais tu ne dois courber l’échine
devant ceux qui t’humilient ou t’injurient ; au contraire, tu dois
te relever et les regarder jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils
doivent te respecter.
— Comment sais-tu cela, tu viens à peine d’arriver ? s’étonna
Laurent, les yeux plissés de suspicion, les fées étant des
créatures dévoreuses de vie. Pourquoi es-tu venue ici ?
— Parce que je crois qu’un monde meilleur est possible et
qu’il serait merveilleux que je le construise avec toi. »
Le jeune homme leva son visage pourpre sur la dame blanche
à la crinière de lion.
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