Pour Baudelaire, le rêve et l’imagination ne renvoient pas à une activité psychique subjective et individuelle, réduite à l’expression du moi – où l’on retrouverait finalement les tares du romantisme qu’il dénonce, ou avant l’heure une préfiguration des limites subjectives dans lesquelles la psychanalyse enfermera le rêve – mais sont définis selon leur puissance destructrice et créatrice impersonnelle, puissance permettant de penser poétiquement, c’est-à-dire par-delà les limites constitutives de la « réalité » donnée : destruction (Baudelaire parle d’un mouvement de « décomposition » ou de « séparation » du réel) et création.
La France vient d’offrir à d’Ormesson des funérailles quasi nationales en tant qu’écrivain, alors qu’il est l’anti-écrivain par définition, pur verbiage et dégoulinage de mots. Kafka est écrivain, pas d’Ormesson qui ne faisait que parler, qui confondait parler et écrire. Si je devais faire des ateliers d’écriture, je crois que la première chose que je dirais, et peut-être la seule, ce serait : faites silence, effacez, enlevez, dégraissez et commencez à écrire avec ce qui reste, qui peut n’être qu’un mot, une phrase, une page blanche. Il s’agit d’arriver à une tension du langage, pas à un discours…
Nerval cherche les fentes, les fissures, les ouvertures, les lignes sur lesquelles le monde doit pourtant encore exister – ce sont ces fentes et fissures qu’il écrit, poursuivant toutes les germinations, les poussées, les émergences, les coulées des forces vitales du monde – « J’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire » – qui s’écoulent, émergent et germent aussi bien à la surface du langage poétique.
arrivé à la dernière frontière
devant laquelle il me faudra attendre
animal séparé des hommes
je vis à Berlin
pension quelconque
où tout un groupe de jeunes juifs
quelqu’un écrit sans relâche sur une machine à écrire
je vois continuellement dans la main d’une personne
un livre qui ressemble à un plan
et le livre contient tout autre chose
l’œuvre d’art comme zone commune ou pli de la force et de la matière que celle-ci informe (ou déforme, transforme...), pli maintenant et nécessitant la virtualité de la force, son irréductibilité aux coordonnées de l’œuvre, son altérité. Quelque chose murmure à travers la page, quelque chose se tait, une présence invisible hante la peinture : un écho « souterrain », une « force impulsive » et « secrètement active », une sorte de chaos qui concerne l’artiste et la création, « le grand chaos primitif » qui invisible brille à travers la toile ou, « message à bouche fermée », parle silencieusement à travers le texte.
Un écrivain comme Claude Simon, si proche de Joyce, parvient à distribuer de manière pourtant singulière les mêmes matières et forces (c’est la même chose) qui travaillent les textes de l’auteur d’Ulysse : l’oubli contre le souvenir ou le souvenir comme oubli ; l’histoire comme effacement ; les archives familiales comme labyrinthe de l’égarement et de l’absence ; le rapport aux œuvres (Virgile, Orwell, Balzac, Michelet…) comme répétition (écart) et non reproduction ; le régime cristallin du temps (Deleuze) ; la ruine de la culture et de la langue ; l’errance ; etc.
La langue est loi. La poésie, l’écriture poétique, commence par une lutte contre la langue, contre sa propre langue – contre la loi de la langue. Le style, le travail de la langue est un rapport de forces, une sortie hors de la langue – de toute langue. Le poète fait de sa propre langue une langue étrangère, une langue qu’il ne parle pas et ne peut pas parler – qui ne deviendra pas familière, demeurant par là même incompréhensible, intraduisible, toujours autre qu’une langue ou l’autre dans la langue, puisque inséparable des ruines de la langue.
comme si les mots étaient de la viande crue
viande coupée à même la chair
arracher un morceau de sa chair
au corps, les mots de sa chair
Je crois que mes livres -tous les livres- sont écrits par l'univers. Que c'est l'univers qui écrit, que l'écriture est toujours l'écriture de l'univers. Je crois que mes livres viennent d'ailleurs. Non un ailleurs qui serait l'imagination d'un dieu mais qui est cet univers dans lequel vous êtes. Ou que vous êtes et que vous créez par les livres que vous écrivez.