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Citation de Charybde2


Le ravitaillement se fait attendre depuis une semaine. Myza garde ce sourire inimitable qui est pour Hushkins la matérialisation de la confiance. Hushkins propose aux deux camarades un nouveau camp de base pour la suite des recherches, quand le ravitaillement sera arrivé, de l’autre côté du lac à l’intérieur des terres, sur un plateau plus exposé au vent. Il faut bien éliminer l’hypothèse d’une propagation éolienne. Ce sera sans doute moins confortable. Myza sourit. Les précautions des Blancs lui ont toujours inspiré un sourire ironique. Il se souvient des têtes indigènes fichées sur leurs propres harpons tout le long de la péninsule devenue base militaire soviétique. La décision était tombée sous la forme d’un colis jeté depuis un avion. Ils avaient une semaine pour se déplacer. Où ? Personne n’y avait songé. Les chasseurs de la côte n’y avaient pas accordé d’importance et, de plus, la saison battait son plein. Une semaine plus tard, une frégate militaire ramenait de sa chasse un filet de têtes indigènes et les soldats avaient pris soin de les empaler sur des harpons plantés tous les neuf mètres le long de la frontière de la nouvelle base. Leurs cheveux battaient au vent.
Myza, ça lui est égal, il aime ces terres, avec ou sans vent, et cette expédition est la seule possibilité pour lui d’y revenir. Il a quelque chose à y retrouver. Depuis la grande confiscation par les étrangers russes et américains, seules les expéditions scientifiques ont accès au lieu. Étudier puis civiliser l’extrémité du territoire, achever le travail inabouti des missionnaires orthodoxes, favoriser les échanges. Le commerce des peaux et de l’ivoire a englouti les autres habitants de la péninsule, comme les isatis, ces renards bleus des banquises ; fourrures de phoque, d’ours blanc ou de renne, peaux de zibeline et de glouton, défenses de morse sculptées ou non, sans parler de l’huile et des fanons de baleine. Appétit vorace des visiteurs étrangers et flots de mauvaises eaux-de-vie. Le XIXe siècle avait vu la grande baleine boréale et les camarades morses chassés jusqu’à quasi-extinction. Il n’y a pas si longtemps, on rencontrait sur les côtes du Kamchatka, rapportés par les courants, à peine plus de carcasses de morses décapités que d’humains boréaux massacrés. Le bruit de la dékoulakisation se répand maintenant sur les steppes et pourrait bien à nouveau tout faire basculer. Il lui semble entendre les porte-voix : « Le pouvoir aux pauvres vers l’avenir radieux et unique du communisme soviétique. » Il faut profiter de la moindre fenêtre de vent avant le rétrécissement définitif du monde. Et puis, un autre projet est en cours, qui fait sourire Myza.
Sigafoos, ancien braconnier à l’ouest, trappeur et homme des bois, diplômé de l’université de Seneca, suit Hushkins depuis qu’il a fini son doctorat sous sa direction. Il lui doit toutes ses découvertes botaniques. Sur les recommandations de Hushkins, il a effectué le tout premier prélèvement de colonne de glace dans un lac des terres confisquées d’Alaska et y a découvert une véritable frise chronologique à unité pollen. Mais pour la première fois, il émet un doute. S’ils cherchent des traces de pollens, pourquoi aller fouiller les plaines balayées? Il entrevoit déjà sur les plaines plus exposées des pollens disséminés au vent frappant les tiges sèches. Il voit se profiler les énormes lacunes dans le registre phylochromatique de son carnet. Il voit la fébrilité du chef. Pour le convaincre, Hushkins lui parle des mousses, lichens et couverts de roche qu’il a recensés en Alaska sur les falaises les plus exposées. Des structures et des motifs végétaux officiellement endémiques, mais qu’il espère retrouver également ici, sur cet autre côté de la mer de Béring. On perd l’itinéraire précis des pollens, mais on trouvera le réseau des mousses. Sigafoos sent bien que Hushkins les emmène sur une voie dont il dissimule le cap, il voit bien le regard embrumé du vieux maître et, pour la première fois, sent l’issue incertaine de cette expédition. Mais Myza trace déjà l’itinéraire jusqu’aux lichens.
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