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Citation de EtienneBernardLivres


La légende allemande de la Tour des rats célèbre une bataille bien autrement formidable.
Il ne s'agit plus ici d'un chat, mais d'un malheureux voyageur tombé, par une nuit sombre, dans une embuscade de rats.

L'armée des assaillants, il faut le dire avant tout, était innombrable ; depuis l'invasion de Xerxès on n'avait rien vu de pareil.
Le voyageur, étourdiment tombé au milieu de ces vagues vivantes, sentit ses cheveux se hérisser, et, secouant avec vigueur d'horribles grappes de rats déjà collées à ses jambes, il prit la fuite, et l'effroi lui donna une extrême agilité.

Mais les rats courent comme des lièvres, et plus vite encore quand la colère les anime.
Le voyageur remercia le hasard qui lui montra le Rhin, et une petite île très voisine du rivage : c'était une chance inespérée de salut ; il se jeta bravement à la nage, croyant sans doute que les rats ont horreur de l'eau comme les chats.
Bien au contraire, ces deux espèces ont des organisations opposées, et c'est précisément ce qui les met dans un antagonisme perpétuel et proverbial.

Le voyageur n'en crut pas ses oreilles, lorsqu'il entendit résonner l'eau du fleuve sous une masse effrayante d'immondes nageurs ; il sentait leurs souffles à ses talons et se voyait menacé d'être dévoré vivant en pleine eau. La petite île du Rhin n'était plus éloignée que d'une largeur de trois brasses ; il fit un suprême effort, et atteignit la grève.

Une vieille tour s'élevait au bord de l'île, et ses ruines servaient d'escalier pour arriver au sommet ; ce refuge offrait une dernière chance de salut.
Le voyageur escalada cette pyramide de pierres vermoulues, et, parvenu à une certaine hauteur, il s'arrêta pour respirer, ne croyant plus être poursuivi, et regarda du côté du fleuve. Ce qu'il vit était affreux.

Une pâle éclaircie tombée des étoiles donnait, à ce tableau quelque chose de plus sinistre encore : cela ressemblait à une lugubre plaisanterie de l'enfer.
Le sable blanc du rivage avait disparu sous une couche noire et mouvante, et à chaque instant une nouvelle compagnie de nageurs sortait du Rhin, et se mêlait au gros de l'armée.

On entendait, par intervalles, de petits cris aigus, comme si des chefs subalternes eussent répété un ordre du général.
Le pauvre voyageur écoutait et regardait avec des oreilles glacées, et des yeux vitrés par la terreur.
Tout à coup, l'immense colonne fait un mouvement d'attaque, escalade la tour et la couvre de spirales énormes ; il était donc évident que les terribles animaux n'avaient pas perdu la piste de leur victime, et qu'ils allaient la prendre dans un assaut général.

L'infortuné voyageur continua de monter jusqu'au sommet de la tour, n'ayant pas d'autre ressource, et il se percha, en stylite, sur la dernière pierre, dans l'espoir, sans doute, d'être pris pour une statue qui couronne un monument, comme on en voit à la cathédrale de Strasbourg.

Les rats ne commettent pas de ces erreurs, même à minuit.
Ils s'élevaient toujours, comme une marée montante, et ces vagues noires, remuées par une intelligence, avaient quelque chose d'intolérable, même au regard du plus intrépide.
Il y a des objets si antipathiques à l'œil, qu'ils sont effrayants, et glacent les veines du cœur, même en l'absence du péril ; et il y avait ici les deux choses réunies, antipathie révoltante et péril affreux.

Alors le courage est nul, la lutte impossible ; l'homme menacé ressent une langueur mortelle, comme dans un rêve étouffant, et ses pieds raidis ne lui servent plus de soutien, le froid les a pétrifiés.

Bientôt la tour en ruine disparut tout à fait sous une épaisse enveloppe d'assiégeants immondes ; les étoiles éclairaient une pyramide de rats, surmontée par un homme.

Le malheureux vit l'épouvantable marée vivante arriver à ses pieds, avec des ondulations sinistres ; il se donna vainement un reste d'énergie, pour repousser la première vague : des milliers de morsures le saignèrent à la fois, et le firent chanceler sur son piédestal ; puis, il tourna, plutôt terrassé par la peur que par l'ennemi, et son corps roula dans une large crevasse de ruines, où il ne laissa, dit-on, que son squelette, tant elle était nombreuse et dévorante l'armée qui avait envahi la vieille tour du Rhin.

Ces exemples sont rares dans l'histoire des rats, car ces animaux ne se coalisent pas contre l'homme ; il faut qu'ils éprouvent un besoin raisonné de vengeance pour se porter à ces extrémités terribles.

Ils ont cela de commun avec les éléphants, animaux pacifiques et inoffensifs, mais si redoutables quand leur justice est provoquée (…)

La légende allemande de la Tour des rats a omis sans doute un chapitre important : le voyageur dévoré sur les ruines était coupable de quelque méfait, commis envers toute une peuplade inoffensive.
Le sentiment de la justice est écrit dans le cœur des animaux intelligents, et il y reste toujours gravé ; l'homme se l'efface quelquefois.
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